1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de r
1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma 68 | 2012 Albert Capellani, de Vincennes à Fort Lee De l’écrit à l’écran : Les Misérables Lucien Logette Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/4565 DOI : 10.4000/1895.4565 ISSN : 1960-6176 Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC) Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2012 Pagination : 57-65 ISBN : 978-2-913758-63-6 ISSN : 0769-0959 Référence électronique Lucien Logette, « De l’écrit à l’écran : Les Misérables », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 68 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 23 septembre 2019. URL : http:// journals.openedition.org/1895/4565 ; DOI : 10.4000/1895.4565 © AFRHC 56 De l’écrit à l’écran: Les Misérables Lucien Logette «Je suis en train de refaire Shakespeare», disait Zecca à un ami qui l’avait trouvé la plume à la main sur un manuscrit: «Ce qu’il a passé à côté de belles choses, cet animal-là!» (Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité maté- rielle, Paris, Flammarion, 2010, p. 321). En 1912, Albert Capellani n’est pas le premier cinéaste à s’attaquer aux Misérables. Quinze ans plus tôt, la maison Lumière a déjà produit, dans sa série des «Transformations», où un même acteur multiplie les incarnations, un Victor Hugo et les principaux personnages des «Misérables» (présenté en juin 1898), dans lequel un comédien apparaît successivement, le temps des 52 secondes fatidiques, en Jean Valjean, en Mgr Myriel, en Javert et en Thénardier – ne manquaient que Fantine et Cosette… En revanche, il est certainement le premier cinéaste à avoir utilisé le roman de Hugo comme base d’une fic- tion: le premier film qu’il a signé seul, en 1906, Le Chemineau, n’est pas une adaptation du fameux roman de Jean Richepin, mais du livre deuxième, «La chute», de Fantine, première partie des Miséra- bles. Adaptation drastique, réduisant 66 pages de texte à 6 minutes, mais l’essentiel y est: l’arrivée du vagabond chez l’ecclésiastique, le repas, l’installation dans la chambre, le vol nocturne des couverts en argent, la fuite, le retour entre deux gendarmes, le mensonge du prêtre, la contrition – sans que jamais ne soit évoquées l’identité des protagonistes ni l’origine du scénario. Car à quoi bon citer Jean Valjean et le bon evêque Myriel? L’un et l’autre étaient d’ores et déjà des figures mythologiques, immédiatement reconnaissables par le public de 1906, qui apprenait Hugo à l’école. Quant à la «jivaroisation» du roman, personne ne s’en offusquait. La première adaptation amé- ricaine un peu développée, réalisée en 1909 par J. Stuart Blackton et Van Dyke Brooke, ne comprenait que trois épisodes d’une bobine, chacun sur un personnage – dans l’ordre, Jean Valjean, Fantine, Cosette — donc que du concentré. De toutes façons, qui avait lu le roman à l’époque dans son intégralité? Peu de lecteurs, pas plus qu’aujourd’hui sans doute.1 Hugo avait beau être une gloire nationale, la diffusion des Misérables ou de ses autres titres s’effectuait à travers des fascicules populaires, typographie serrée sur mauvais papier, qui consistaient surtout en un résumé d’où seuls émergeaient les épisodes marquants. Jusqu’à l’apparition du Livre de poche au milieu des années 50, l’édition la plus courante des Miséra- bles était celle de la Bibliothèque Verte de chez Hachette, en deux volumes de 256 pages, version 1 8 9 5 R E V U E D ’ H I S T O I R E D U C I N É M A n o 6 8 H I V E R 2 0 1 2 57 LA CARRIÈRE FRANÇAISE 1. On rapporte, dans le remarquable Albert Capellani des deux côtés de l’Atlantique réalisé par Hubert Niogret (2012), que le succès du film a attiré 200000 nouveaux lecteurs vers Les Misérables. Mais dans une édition de quelle taille? Certainement pas les dix volumes de l’originale… lyophilisée des 1800 pages originelles – réduction d’ailleurs bien faite, qui, débarrassant l’épopée de tous ses éléments non-romanesques, le transformait en une suite assez haletante d’événements (à l’exception du chapitre «Tempête sous un crâne», tunnel inévitable, sur lequel les jeunes lecteurs faisaient l’impasse). Ce n’est pas attenter à la mémoire du père Hugo que de constater que Les Misérables est un roman difficilement lisible, interminable, encombré, aux péripéties extrêmement statiques, mal fichu et qui rassemble plus d’invraisemblances dramatiques que les feuilletons de Ponson du Terrail. Un éditeur recevant aujourd’hui un manuscrit – ou un producteur un scénario – contenant autant de croisements improbables, de coïncidences incongrues, de situations grossièrement pathétiques et de sentiments gran- diloquents, le tout entrelardé de digressions, considérations morales, cours d’histoire et d’instruction civique et adresses diverses au lecteur, le renverrait sans commentaires à son auteur. Au mépris de toute logique, narrative et géographique, Hugo meut ses personnages dans quatre décors, Toulon, Montreuil- sur-Mer, Montfermeil et Paris, les fait se retrouver, s’ignorer ou se reconnaître sans autre justification que les règles du mélodrame, «croix de ma mère» et autres instruments du destin. Parmi dix exemples, que Javert, garde-chiourme à Toulon, soit nommé inspecteur à Montreuil lorsque Monsieur Madeleine-Valjean en est le maire, puis à Paris, où, au milieu du million des habitants de 1830, il va identifier précisément l’ancien bagnard devenu rentier, le perdre puis le côtoyer sur la barricade de la rue de la Chanvrerie, tient du miracle. Un miracle du même ordre que les apparitions du couple Thénardier, surgissant inopinément dans l’orbite de Monsieur Fauchelevent-Valjean (sans jamais l’iden- tifier) à chaque fois que celui-ci change de domicile. Rarement un écrivain a autant joué les démiurges avec ses créatures. Et pourtant, par-delà toutes les réticences raisonnables, «ça fonctionne». Toute la troupe, des plus grands au plus petits, est entrée dans le panthéon des personnages éternels, et n’est pas près de le quitter – s’il y a eu autant d’adaptations cinématographiques et théâtrales (on attend pour 2013 le dernier avatar sous sa forme musicale, filmée par Tom Hooper), c’est bien parce que le bagnard rédimé, le poli- cier intraitable, le cabaretier indigne ou le gosse des rues chantant sous la mitraille sont des archétypes, dont la démesure assure la pérennité. Plus besoin de crédibilité romanesque. Leur puissance est inusable, résistant à toutes les cuisines des scénaristes qui, depuis un siècle, ont succédé aux frères Capellani. Si l’adaptation, l’année précédente, de Notre-Dame de Paris, du même Hugo, était relativement simple, étant données la taille du texte (600 pages) et la faible quantité de rebondissements – une fois le décor planté, les relations entre Claude Frollo, Quasimodo et Esmeralda suffisaient –, il n’en était pas de même pour Les Misérables, d’une autre stature. Il convenait de tailler dans la masse, afin d’obtenir un scénario suffisamment structuré. En définitive, l’exercice n’était pas tellement compliqué: d’abord, l’architecture imaginée par Hugo, en grandes parties clairement différenciées par le lieu et l’action, facilitait le découpage. Ensuite, il suffisait de supprimer tout ce qui ne concernait pas directement les personnages, à savoir, en termes de quantité, à peu près la moitié du roman. En effet, la lecture intégrale permet de saisir la manière dont l’auteur a fabriqué son texte. Dès qu’un événement l’y autorise – et il est certain qu’il imaginait les événements en fonction des éléments extérieurs qu’il allait pouvoir introduire –, Hugo peaufine le background d’un personnage ou étale sa 58 documentation. Exemples: la scène fondamentale du vol de l’argenterie, qui compte dix-huit pages (dont quatre hors sujet, carrément intitulées «Détails sur les fromageries de Pontarlier») est précédée de soixante-treize pages de présentation de Mgr Myriel, histoire, vocation, pratiques religieuses, etc., une véritable nouvelle à l’intérieur du roman. Pour une chute de deux pages – le sauvetage du baron Pontmercy par Thénardier, élément qui sera utilisé mille pages plus loin –, Hugo reconstitue dans le détail (quatre-vingts pages) la bataille de Waterloo. La fuite souterraine de Valjean et Marius, après la chute de la barricade, est annoncée par une histoire mondiale des égouts (trente-cinq pages), du Cloaca Maxima romain au réseau parisien de 1832. Une conversation surprise entre voyous de barrière (excel- lemment dialoguée) permet une digression d’une quinzaine de pages sur la formation de l’argot médié- val et l’importance du langage codé. Etc., etc. On peut comprendre: même si l’on a aujourd’hui l’impression d’être devant un copié-collé de wikipedia, Hugo se voulait pédagogique auprès du lectorat populaire auquel il destinait son livre. Pour- quoi ne pas lui offrir quelques bribes de connaissance supplémentaire, à une époque où l’instruction n’était pas la chose la mieux partagée? Au moins cette construction en marqueterie avait-elle un avantage pour les adaptateurs: en dégraissant tout ce qui n’était pas narration pure, l’ossature était suffisamment solide pour soutenir le scénario. Le film se présente comme une «épopée dramatique en quatre époques d’après l’immortel chef- d’œuvre de Victor Hugo», selon l’un des cartons du générique. 3400 mètres de pellicule, répartis presque équitablement – 1600 m les deux premières époques, 1800 les deux dernières – deux heures quarante de projection, plus ou moins selon la vitesse de déroule- ment adoptée. Quatre parties, respectivement intitulées «Jean Valjean», «Fantine», «Cosette 1821», «Cosette et uploads/Litterature/ de-l-x27-ecrit-a-l-x27-ecran-les-miserables.pdf
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