INTERTEXTES ET MYSTIFICATIONS DANS LES POÈMES EN PROSE DE BAUDELAIRE Maria Scot

INTERTEXTES ET MYSTIFICATIONS DANS LES POÈMES EN PROSE DE BAUDELAIRE Maria Scott Armand Colin | « Romantisme » 2012/2 n°156 | pages 63 à 73 ISSN 0048-8593 ISBN 9782200928094 DOI 10.3917/rom.156.0063 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-romantisme-2012-2-page-63.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Dans un article publié en septembre 1857, par exemple, après la parution de ce recueil, l’un des journalistes les mieux disposés envers Baudelaire de son vivant fait la remarque suivante : Après avoir lu le livre de M. Baudelaire, la première question que l’on se pose est celle-ci : L’auteur est-il sérieux ? Son livre sort-il d’une imagination bizarre mais consciencieuse, ou n’est-il qu’une mystification colossale ? Il n’est pas facile de répondre2. Même les proches du poète ne savaient pas s’il fallait prendre ses efforts au sérieux : « Il récitait des poèmes à ses amis, mais ceux-ci ne savaient pas toujours s’ils devaient admirer ou s’ils étaient victimes d’une mystification3. » L’incompréhension de ses contemporains était pénible pour Baudelaire ; il se plaignait, pour Les Fleurs du Mal, de son « humiliation par le malentendu4 ». Toujours méfiant envers son public, le poète le devient encore plus après le procès de 1857, comme en témoignent les projets de préfaces pour Les Fleurs du Mal, certains de ses poèmes en prose, dont la plupart sont produits après cet événement blessant, et ses lettres. Un désir de vengeance est évoqué à plusieurs reprises dans sa correspondance. Dans une lettre à sa mère, par exemple, Baudelaire écrit : « Je tournerai contre la France entière mon réel talent d’impertinence. J’ai un besoin de vengeance comme un homme fatigué a besoin d’un bain5. » Un certain désir de châtier son public est aussi suggéré par l’un des titres prévus pour son recueil de poésie en prose : Le Spleen de Paris, une formule évoquant sa fameuse « horreur de Paris6 ». Que sa vengeance 1. Sur ce témoignage, voir en particulier William Thomas BANDY et Claude PICHOIS, Baudelaire devant ses contemporains, Monaco, Éditions du Rocher, 1957, p. 253-66. 2. Armand FRAISSE, Sur Baudelaire : 1857-1869, Claude et Vincenette PICHOIS (éd.), Gembloux, J. Duculot, 1973, p. 24. 3. Claude PICHOIS et Jean ZIEGLER, Baudelaire, Paris, Julliard, 1987, p. 185. 4. Charles BAUDELAIRE, Œuvres complètes, Claude PICHOIS (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975-1976, t. I, p. 685. Voir aussi OC, I, p. 184. 5. Charles BAUDELAIRE, Correspondance, Claude PICHOIS (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, t. II, p. 305. Voir aussi Correspondance, II, p. 97, 342, 552, 553. 6. Correspondance, I, p. 457. rticle on line rticle on line Romantisme, n° 156 (2012-2) © Armand Colin | Téléchargé le 29/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 200.225.112.20) © Armand Colin | Téléchargé le 29/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 200.225.112.20) 64 Maria Scott fût envisagée comme clandestine est insinué par de nombreux indices à l’intérieur du recueil et par certains autres titres conçus par le poète – Poèmes nocturnes, La Lueur et la fumée ou Petits Poèmes lycanthropes – qui sentent tous le guet-apens. La critique de la poésie en prose baudelairienne a souvent insisté sur son manque de cohésion tonale et thématique, et a parfois expliqué ce manque en se référant à la détérioration de la santé mentale du poète, à son fameux goût pour la contradiction7 ou à la dissonance qui caractérise la vie moderne et les nouvelles formes littéraires que cette vie appelle. Nous expliquons autrement les discontinuités des poèmes en prose en proposant que leur manque apparent de cohésion cache une logique partagée : celle de la duplicité. Nous nous pencherons uniquement dans cet article sur quelques échos intertextuels qui semblent appuyer cette thèse8. DES INTERTEXTES CYNIQUES Le Chien et le flacon se présente comme un poème des plus prosaïques. Le porte- parole du poète prétend que le chien à qui il s’adresse ressemble au public en ce que celui-ci raffole d’excréments littéraires et n’est pas en mesure d’apprécier un vrai mérite esthétique : Le Chien et le flacon « — Mon beau chien, mon bon chien, mon cher toutou, approchez et venez respirer un excellent parfum acheté chez le meilleur parfumeur de la ville. » Et le chien, en frétillant de la queue, ce qui est, je crois, chez ces pauvres êtres, le signe correspondant du rire et du sourire, s’approche et pose curieusement son nez humide sur le flacon débouché ; puis, reculant soudainement avec effroi, il aboie contre moi, en manière de reproche. « — Ah ! misérable chien, si je vous avais offert un paquet d’excréments, vous l’au- riez flairé avec délices et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne compagnon de ma triste vie, vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies9 ». Ce texte, dont le caractère rêche saute aux yeux, embarrasse la critique et cela pour une très bonne raison : y trouver des qualités et des subtilités, c’est d’emblée courir le risque de se ranger du côté des connaisseurs d’ordures10. Mais le chien n’est pas une figure de lecteur tout à fait ignominieuse dans l’histoire des lettres françaises ; il peut même y faire figure de lecteur très assidu. Comme Michel Charles le fait observer dans Rhétorique de la lecture, les deux éléments du titre du texte de Baudelaire font penser au Prologue de Gargantua où se trouvent d’une part un chien « philosophe » 7. Correspondance, II, p. 53, OC, I, p. 709, OC, II, p. 306. 8. Pour un développement bien plus approfondi de l’hypothèse de la duplicité, voir notre étude, Baudelaire’s « Le Spleen de Paris » : Shifting Perspectives, Aldershot, Ashgate, 2005, où les lectures ici proposées sont élaborées plus en détail. 9. OC, I, p. 284. 10. Steve MURPHY souligne le caractère paradoxal de ce texte, en se demandant si le poète aurait « oublié de donner une forme poétique à son message portant sur la poésie – et sur la forme de la poésie » (Logiques du dernier Baudelaire : Lectures du Spleen de Paris, Paris, Champion, 2003, p. 69). 2012-2 © Armand Colin | Téléchargé le 29/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 200.225.112.20) © Armand Colin | Téléchargé le 29/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 200.225.112.20) Intertextes et mystifications dans les poèmes en prose de Baudelaire 65 qui sait découvrir la moelle qui se cache dans un os et d’autre part de petites boîtes qui, malgré leurs apparences absurdes, renferment des « choses précieuses11 ». Nous soutenons de plus que l’adverbe « soigneusement », qui figure à la fin du poème en prose, pourrait faire allusion au passage du Prologue où l’auteur conseille au lecteur de « soigneusement peser » le contenu de son livre12. Il s’agit d’une invitation (sans doute farceuse) à déceler des significations ésotériques derrière la surface exotérique de l’ouvrage de Rabelais. Selon Michel Charles, la scène établie par Baudelaire se distingue de celle dessinée par Rabelais dans la mesure où elle révèle non le manque de pénétration du lecteur mais plutôt son mauvais goût13. Mais il se peut que les allusions au Prologue de Rabelais que contient le poème en prose Le Chien et le flacon signalent l’existence d’une mystification littéraire, d’abord parce que ces allusions sont discrètes et ensuite parce que le contenu même de ces allusions exprime la possibilité d’une mystification. En outre, aucune référence discrète au Gargantua de Rabelais par Baudelaire en 1862 ne saurait être exempte d’intentions subversives : dans Quelques caricaturistes français (1857), le poète fait remarquer que, dans les caricatures parues à la suite de la révolution de juillet, « le roi joue toujours un rôle d’ogre, d’assassin, de Gargantua inassouvi, pis encore quelquefois14 ». Il est avant tout question ici de la caricature célèbre d’Honoré Daumier, intitulée Gargantua (1831), où Louis-Philippe est représenté en géant déféquant uploads/Litterature/ intertextes-et-mystifications-dans-les-poemes-en-prose-de-baudelaire.pdf

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