De la poétique à l’esthétique (1800-1850) José-Luis Diaz p. 27-47 Texte intégra
De la poétique à l’esthétique (1800-1850) José-Luis Diaz p. 27-47 Texte intégral 1 Emmanuel-Louis-Nicolas VIOLLET-LE-DUC (1781-1857), Précis d’un traité de poétique et de versificat (...) 1POUR TRAITER DE CE QUI SE PASSE EN MATIÈRE D’ESTHÉTIQUE, en France, entre 1800 et 1850, il m’a semblé utile de partir des formulations d’un article du Globe de 1829, qui vont éclairer mon titre. Voici ce qu’écrit Charles Magnin, à propos d’un ouvrage de poétique, le Précis d’un traité de poétique et de versification de Viollet-Leduc, déjà paru sous un autre titre en 18091 : 2 Charles MAGNIN, « Littérature. Précis d’un traité de poétique et de versification par M. Viollet- L (...) Le temps n’est pas aux poétiques […] non, le temps n’est pas à l’obéissance passive ; il est au doute, à l’examen, à la critique, disons mieux, à la poésie. Après avoir vaincu en religion, en philosophie, en critique, le principe de liberté est descendu aux créations de l’esprit et aux arts d’imagination. […] La chimie a brisé a jamais les fourneaux des adeptes ; l’astronomie a dissipé les visions de l’astrologie judiciaire : pourquoi une science nouvelle, l’esthétique, ne nous empêcherait-elle pas à son tour de retomber dans nos crises de foi aveugle et dans nos manies de législation littéraire ? C’est à élever ce fanal, c’est à fonder cette science, que la critique doit employer aujourd’hui tous ses efforts. […] Ce qui distingue essentiellement l’esthétique de l’art poétique (comme ce qui distingue tout art d’une science), c’est que l’une reconnaît et décrit tous les faits qui sont compris dans son domaine, faits nécessaires et naturels, préexistants à la science, et qui seraient quand elle ne serait pas ; tandis que l’autre ne recueille que quelques notions partielles, quelques méthodes traditionnelles, quelques procédés de facture, tous faits contingents et qui ne sont que par la volonté de l’artiste. […] On le voit, ce qui importe surtout, c’est d’établir une prompte et complète séparation entre l’esthétique et la poétique, entre les conseils et la science2. 3 « Ce n’est pas la peine de créer le nom d’esthétique et de faire une science formelle de cette par (...) 4 Ibid. 2Voilà donc l’esthétique, sinon intronisée, du moins appelée en tant que science, programmatique et libérale, à prendre la place de cette déesse morte, la « poétique », discipline routinière, normative, symbolisée par une poignée de Mentors conspués : Aristote, Boileau, Marmontel (auteur d’une Poétique française, 1763), La Harpe (et son Cours de littérature, autrement dit son Lycée). Pas un instant ne vient à l’esprit de l’auteur de ces lignes l’idée que les domaines de la poétique et de l’esthétique pourraient être différents. C’est que nous sommes en France, pays qui renâcle à l’esthétique, mot allemand3, l’affuble d’italiques de déni, l’assortit de la pédante diphtongue ae ou œ, et où l’on affirme que le pays n’est pas en peine de discours sur les arts. Car, s’écrie un critique des Archives littéraires de l’Europe, en 1805, « nous possédons […] assez de poétiques, de rhétoriques, de théories des arts et d’essais sur le goût, sur le beau et sur le sublime4 ». Fierté nationale bien placée… Comme c’est dans Le Globe que l’intronisation de l’esthétique a lieu, ne soyons pas surpris de certaine note scientiste. Nous sommes chez des intellectuels, des universitaires, héritiers de Mme de Staël, sous influence de Cousin. Sachons aussi que nous avons là l’expression d’une idée en avance sur son temps. Au quasi-milieu géométrique de la période considérée, voici donc cette alternance poétique/esthétique définie comme étant la transformation en cours, et aussi la mission à accomplir. C’est à vérifier et à prolonger une telle description que je vais ici m’employer. Inutile de perdre son temps à conforter la première partie de l’analyse : la ruine des poétiques. Simplement, il ne faudrait pas aller trop vite en besogne, ce que nous rappelle la situation d’énonciation de l’article de Magnin. Car lui-même se trouve dans le cas d’avoir à rendre compte d’une poétique, avec des accents qui rappellent que le combat contre Aristote reste d’actualité. 5 Victor HUGO, Œuvres complètes, Paris, Club français du livre, t. III, p. 68. 6 Alfred DE MUSSET, « Lettre à Paul Foucher, 23 septembre 1827 », in Correspondance, M. Codroc’h, L. (...) 7 L’expression percutante se trouve par exemple chez Vigny, préfacier de Chatterton : « La vanité la (...) 4Certes, à la fin de 1827 vient de retentir le slogan de la préface de Cromwell : « Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. […] Il n’y a ni règles, ni modèles […]5 ». En septembre de la même année, le tout jeune Musset se moque de l’« ergoterie des commentateurs » : « Faites des systèmes, mes amis, établissez des règles, vous ne travaillez que sur les froids monuments du passé ; qu’un homme de génie se présente, et il renversera votre échafaudage ; – et se rira de vos poétiques6. » Un sentiment qui s’accorde avec l’expression récurrente de la part des romantiques (Vigny, Stendhal, Hugo), d’un mépris de la « théorie7 », alors même que certains n’en sont pas moins de remarquables théoriciens. 8 François ANDRIEUX (1759-1838), Cours de grammaire et de belles-lettres. Sommaire des leçons sur l’ (...) 9 Joseph-Gaspard DUBOIS-FONTANELLE, Cours de belles-lettres, Paris, G. Dufour, 1813, 4 vol. 10 Népomucène LEMERCIER, Cours analytique de littérature générale, tel qu’il a été professé à l’Athén (...) 11 « Le Cours de littérature de La Harpe […] cet ouvrage t’ennuiera peut-être un peu, mais il te dégr (...) 12 « Delaharpiser et dégagnoniser mon goût en lisant souvent les grands dramatiques existants » (Jour (...) 13 Abbé Charles BATTEUX, Les Beaux-arts réduits à un même principe, Paris, Durand, 1746. En 1793 enco (...) 14 Les Quatre Poétiques, d’Aristote, d’Horace, de Vida, de Despréaux, avec des traductions et des rem (...) 15 La Décade philosophique se moque de Kant qui prétend que « le principe de l’imitation de la nature (...) 16 Pierre-Jean-Baptiste CHAUSSARD (1766-1823), Poétique secondaire, ou Essai didactique sur les genre (...) 17 Jean-François SOBRY (dit Soubry) (1743-1820), Poétique des arts, ou Cours de peinture et de littér (...) 5Mais grâce à l’institution scolaire, ces « poétiques » qu’un bachelier de 1827 déclare risibles ont encore de beaux jours devant elles. En témoigne le millésime des deux livres d’Antoine Fontanier, dont nous savons la réviviscence posthume, due à Gérard Genette : 1821, pour l’un, le Traité des tropes ; 1827, pour l’autre, Les Figures du discours ; et 1830 pour leur réunion en un seul volume. Signe des temps : Fontanier a d’abord publié un « commentaire raisonné » des Tropes de Dumarsais (1818), et, en 1825, un Boileau des collèges. Autre confirmation de cette résistance des poétiques : jusqu’en 1830 fleurissent des Cours de littérature (La Harpe, 1797-1802 ; Andrieux, 18108 ; Dubois-Fontanelle, le professeur de Stendhal à l’École centrale, 18139 ; Népomucène Lemercier, 181710). Si l’élève de Dubois-Fontanelle se « délaharpise » dès 180411, lui-même a commencé par vanter les vertus pédagogiques du Lycée à sa sœur Pauline en 180112. Tout un monde donc, qui, protégé par le conservatoire scolaire, subsistera en parallèle au nouveau monde jusqu’en cette fin du siècle où l’on se décide enfin à mettre la rhétorique à la porte des lycées. Non au profit de l’esthétique, mais de sa rivale, l’histoire littéraire… Un monde où, en termes de discours sur l’art, les abbés Batteux et Du Bos restent des magisters qu’on révère, surtout le second, auteur d’une Bible longuement encensée en faveur du principe de l’imitation : Les Beaux-arts réduits à un même principe13. Un monde où continuent de régenter les Quatre Poétiques, rééditées en quatuor par l’abbé Batteux en 1771 (Aristote, Horace, Vida, Boileau14) ; où l’on ironise sur Kant qui croit s’être débarrassé à bon compte du principe sacro-saint de l’« imitation de la belle nature15 » ; où Chaussard publie en 1810 puis en 1817 une Poétique secondaire, ou Essai didactique sur les genres dont il n’est point fait mention dans la poétique de Boileau16 ; où Sobry y va, en 1810, d’une Poétique des arts17, signe de la résistance du vieux continent épistémique sur le terrain même de l’adversaire. 18 Henri TRONCHON, « Une adoption du Romantisme ? L’esthétique », in Romantisme et préromantisme, Par (...) 6Cette rémanence de l’esprit « poéticien », et aussi ce retard à accueillir l’esthétique, mot et chose, s’expliquent quand on considère la réception française de cette discipline, venue dans les wagons de l’étranger. Teutonne, abstraite, pire encore « anti-artiste », pour parler comme en 1830. Heureusement, cette histoire a été écrite avant moi, et bien écrite, par un comparatiste des belles années, Henri Tronchon18. Histoire du mot plus que de la discipline, mais qui n’en montre pas moins la courbe française de l’esthétique. 19 Entre-temps, les recherches lexicologiques ont avancé la date d’entrée du mot dans la langue franç (...) 20 uploads/Litterature/ de-la-poetique-a-l.pdf
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- Publié le Oct 03, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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