De quoi l'autofiction est-elle le nom ? Conférence prononcée à l'Université de
De quoi l'autofiction est-elle le nom ? Conférence prononcée à l'Université de Lausanne, le 9 octobre 2009 Par Philippe Gasparini I GENRE Je partirai de l'hypothèse que l'autofiction est le nom d'un genre ou d'une catégorie générique. Et que ce nom s'applique, d'abord et avant tout, à des textes littéraires contemporains. Cette hypothèse me semble à la fois la plus féconde du point de vue de la poétique et la plus conforme à la genèse du concept d'autofiction. S'agissant de la poétique, la question de l'autofiction a le mérite de relancer et d'aiguillonner la réflexion sur les genres ; corrélativement, elle nourrit un débat passionnant, et passionné, sur les limites de la littérature. La théorie des genres, les critères de la littérarité, ce sont les questions centrales que se pose la poétique depuis Aristote. Dans une perspective aristotélicienne, Gérard Genette opposait la littérarité constitutive des textes de fiction à la littérarité conditionnelle des textes référentiels(1) . Or, depuis plus de deux- cents ans, il est des écrivains, et pas des moindres, pour contester ce clivage et revendiquer que leurs textes autobiographiques bénéficient d'une réception littéraire sans condition. Les uns obtiennent cette reconnaissance du fait de leur notoriété. Les souvenirs de Rousseau, Goethe, Chateaubriand ou Sartre font partie de leur oeuvre au même titre que leurs textes de fiction. Les autres dissimulent leurs confidences sous un vernis romanesque. Le texte qui en résulte propose deux contrats incompatibles qui entraînent le lecteur dans une chasse aux indices de référentialité et de fictionnalité. Telle est la stratégie à l'oeuvre dans Anton Reiser (de Karl Philip Moritz), René, Adolphe, Oberman, Les dernières lettres de Jacopo Ortis (d'Ugo Foscolo), La Confession d'un enfant du siècle, Les confessions d'un mangeur d'opium, David Copperfield, Henri le Vert (de Gottfried Keller). Mais ces textes n'appartiennent pas à un genre clairement identifié. En tout cas pas en France. L'allemand a « Ich Roman » et « Bildungsroman », le japonais « shishôsetsu », l'américain «autobiographical novel », « non-fiction », ou « faction ». Jusqu'aux années quatre-vingt, il n'y avait pas d'équivalent qui soit entré dans l'usage en français. « Roman personnel » et « roman autobiographique » étaient des expressions désuètes, plus ou moins associées à un romantisme poussiéreux, des catégories ignorées ou récusées aussi bien par les auteurs que par les universitaires. Enfin, il est courant que des textes strictement autobiographiques, au sens où on l'entend depuis Philippe Lejeune, soient publiés sous l'étiquette mensongère « roman » ou sous le label euphémisant « récit » qui occultent leur visée référentielle. II – INVENTION L'apparition du mot autofiction doit être située dans ce contexte : - une aspiration croissante des auteurs à publier des textes autobiographiques dont la qualité artistique puisse être reconnue ; - un vide terminologique sidéral qui laissait sans nom une part considérable de la production littéraire. Il était impossible, par conséquent, d'identifier ces textes, de les commenter, de les rapprocher, de les situer dans leur environnement culturel, bref de les comprendre. Le mot autofiction a permis de nommer, et donc de faire apparaître, un espace générique qui n'était pas conceptualisé en tant que tel. La plupart des critiques admettent maintenant que ce concept peut être opératoire. Mais il reste à s'entendre sur son contenu et ses limites. Il reste notamment à déterminer si « autofiction » recouvre une catégorie qui existait déjà et ne demandait qu'à être identifiée ou désigne un moyen d'expression totalement nouveau, propre à notre époque. Si c'est le nom actuel d'un genre ou le nom d'un genre actuel. On ne peut pas répondre à cette question sans prendre en compte la genèse du mot et l'histoire des controverses qu'il a suscitées. Ce récit des origines montre en outre qu'il s'agit bien, d'emblée, d'un concept classificatoire, né, défini et investi pour combler un, ou plusieurs, vides dans notre système des genres. En effet, le mot autofiction est apparu immédiatement après la publication d'un texte fondateur en matière de poétique, Le Pacte autobiographique. Il est inutile de rappeler que Philippe Lejeune y définissait l'autobiographie par l'homonymat auteur/héros/narrateur et par l'engagement de l'auteur à dire la vérité. Mais, ce qu'on sait peut-être moins, c'est qu'initialement Lejeune cherchait à délimiter deux genres que nous allons retrouver tout au long de l'histoire de l'autofiction, l'autobiographie et le roman autobiographique : Toute mon analyse était partie d'une évidence : « Comment distinguer l'autobiographie du roman autobiographique ? Il faut bien l'avouer, si l'on reste sur le plan de l'analyse interne du texte, il n'y a aucune différence » (2) Il n'y a « aucune différence » « sur le plan de l'analyse interne du texte », mais il y en a une sur le plan de la réception, du contrat de lecture : c'est en introduisant ce nouveau critère, pragmatique, que Philippe Lejeune parvient à distinguer les deux genres et, par suite, à cerner la spécificité de l' autobiographie. Serge Doubrovsky lut Le pacte autobiographique au moment où il écrivait Le monstre qui deviendra Fils. Et il s'aperçut que sa propre pratique narrative s'inscrivait dans une case vide de la théorie des genres que tentait de mettre en place Philippe Lejeune pour distinguer l'autobiographie du roman autobiographique. C’est en tout cas ce qu’il a affirmé dans une lettre adressée à l’auteur en 1977. La phrase suivante, en particulier, retint son attention : Le héros d’un roman déclaré tel peut-il avoir le même nom que l’auteur ? Rien n’empêcherait la chose d’exister, et c’est peut-être une contradiction interne dont on pourrait tirer des effets intéressants. Mais, dans la pratique, aucun exemple ne se présente à l’esprit d’une telle recherche.(3) Or c’était précisément cette « recherche », cette « contradiction interne » qui gouvernaient l’écriture du Monstre : Je me souviens (...) avoir coché le passage (…) J’étais alors en pleine rédaction et cela m’avait concerné, atteint au plus vif. Même à présent, je ne suis pas sûr du statut théorique de mon entreprise, mais j’ai voulu très profondément remplir cette « case » que votre analyse laissait vide, et c’est un véritable désir qui a soudain lié votre texte critique et ce que j’étais en train d’écrire, sinon à l’aveuglette, du moins dans une demi-obscurité (…) .(4) Ce « roman » dont le héros-narrateur porte le nom de l'auteur, il va le qualifier d'« autofiction » dans le prière d'insérer de Fils : Autobiographie ? Non. C'est un privilège réservé aux importants de ce monde au soir de leur vie et dans un beau style. Fiction d'évènements et de faits strictement réels; si l'on veut autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage. Qu'est-ce qui différencie Fils d'une autobiographie « classique » ? Comme elle, il ne traite que d'« évènements et de faits strictement réels » et donc semble souscrire un contrat référentiel, un pacte autobiographique. Cependant, nous dit Doubrovsky, Fils, contrairement à une autobiographie « classique » : - n'est pas écrit dans un « beau style », un style routinier, conventionnel, académique, mais poursuit une « aventure du langage ». Fils s'inscrit dans une démarche d'invention, d'innovation, de recherche. Pour Doubrovsky, l'autofiction est non seulement un genre nouveau mais un genre d'avant-garde. - d'autre part, assure- t-il, Fils relève de la « fiction », de l'auto-fiction. Doubrovsky avait sans doute présente à l'esprit l'acception très large du mot « fiction » aux Etats-Unis. Mais il justifiera ultérieurement son emploi du mot « fiction » par l'étymologie. Le verbe latin fingere signifiait en effet « façonner, fabriquer, modeler ». Le fictor était celui qui façonnait : le potier, le sculpteur, puis, par extension, le poète, l'auteur. Ce n'était pas jouer sur les mots. Le concept d' autofiction fut d'emblée sous-tendu par une ontologie et une éthique de l'écriture du moi. Il postulait qu'on ne peut pas se raconter sans se construire un personnage, sans bâtir un scénario, sans « façonner » une histoire. Qu'il n'y a pas de récit rétrospectif sans sélection, amplification, reconstruction, invention. Ce constat, Doubrovsky n'était évidemment pas le premier à le faire. Rousseau avait déjà observé, en rédigeant ses Confessions, combien nous sommes enclins à combler nos trous de mémoire pour composer un récit cohérent, plaisant, signifiant : J'écrivais mes Confessions (…) de mémoire; cette mémoire me manquait souvent ou ne me fournissait que des souvenirs imparfaits et j'en remplissais les lacunes par des détails que j'imaginais en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étaient jamais contraires (…) (4ème promenade) Freud avait démontré que nous reconfigurons notre passé selon des procédures inconscientes de refoulement, de déplacement, de condensation, de souvenirs- écran, de roman familial. C'est pourquoi, selon les termes de Lacan, le sujet « suit une ligne de fiction ». Valéry jugeait parfaitement illusoire le projet de Stendhal de donner la parole à son « moi naturel » dans Henry Brulard. D'une part, il est impossible que le sujet se divise pour déterminer lesquels de ses comportements relèvent de l'artifice, lesquels de la spontanéité. D'autre part, notre notion du naturel est fondamentalement culturelle. Lorsque nous croyons uploads/Litterature/ de-quoi-l-x27-autofiction-est-elle-le-nom-philippe-gasparini.pdf
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- Publié le Jui 22, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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