1 DE LA MÉMOIRE DES CHOSES Alissa Maestracci DE LA MÉMOIRE DES CHOSES Alissa Ma
1 DE LA MÉMOIRE DES CHOSES Alissa Maestracci DE LA MÉMOIRE DES CHOSES Alissa Maestracci DE LA MÉMOIRE DES CHOSES Mémoire écrit sous la direction de Thomas Soriano professeur de Sémiologie 2012 Introduction Faire parler l’ombre “ La lumière est espace vide, l’obscurité est volume plein. ” La force de suggestion de l’empreinte “Il faut que le marcheur s’en aille pour que ses traces nous soient rendues visibles. ” L’empreinte visible ou invisible “ La superposition des pas produits le sentier (...) le sentier est la mémoire de la sculpture. ” Impalpables marques du corps “Et nous ne voulons pas savoir si un geste accompli vit un instant ou mille ans, car nous sommes totalement convaincus qu’une fois qu’il est accompli, le geste devient eternel. ” La trace éphémère du souvenir “ Il ne suffit pas d’avoir des souvenirs, il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. ” Poésie de la poussière “ Car la poussière parle de l’humain, du vivant, du mal, du secret, de l’abandon et du temps. ” Conclusion 9 11 29 37 49 61 69 78 sommaire 9 Dans la plus infime des traces de pas sur un sol mouillé, derrière chaque ombre portée, à l’origine de toute poussière, chacun pourra reconnaître le passage d’un corps et se l’imaginer à sa façon. La terre change de forme avec le temps, la poussière disparaît avec le vent et les traces qu’elle porte disparaissent avec elle. Les choses, témoins du passage des corps, en subissent l’emprise et ont imprimé à leur surface une succession d’instants qui se remplacent au fur et à mesure ; instants qui se superposent comme une série de temporalités, le plus souvent imperceptibles. L’ombre est impalpable mais elle porte en elle les mouvements qui trahissent le vivant sans qu’elle en soit l’origine. L’empreinte est le point de contact entre un corps et les corps extérieurs. Elle lui appartient sans que jamais celui-ci ne soit présent. Il y a aussi toutes les traces invisibles que nous ne saurions voir, qui apparaissent avec le temps et les mou- vements alentours. Ephémères, à peine visibles, elles appartiennent au corps car il les a lui même crées. 10 11 C’est parler du corps sans jamais le montrer qu’user de ces traces dans l’art, parler de son mouve- ment, parler de temporalité parce que c’est parler d’instant. C’est la poésie du corps sans visage, du corps dans son ensemble, que chacun perçoit à sa manière. C’est tout ce qui l’évoque sans que jamais on ne le voit. Mettre ces traces en lumière c’est parler du corps et de sa temporalité. Le corps et les nombreux ques- tionnements qu’il génère, occupe une place centrale dans l’art. En abordant cette vaste thématique, l’artiste traite du vivant, du mouvement, de l’enveloppe que l’homme habite le temps de son passage sur terre. Après l’avoir moi-même dessiné, mis en scène, j’en suis venue à me demander si le suggérer, au lieu d’essayer d’atteindre une reproduction fidèle, ne le sublimerait pas davantage. Ces traces, ces formes qu’il laisse partout et tou- jours sont un magnifique matériel de suggestion, une représentation implicite qui laisse place à l’imagination de chacun. Et c’est par ces traces que je veux , dans ma pratique, aborder la question du corps. 1 “La lumière est espace vide, l’obscurité est volume plein” Guisepe Penone, Respirer l’ombre “ L’ombre portée, celle que l’on jette à ses pieds au soleil ? ” C’est la question que pose le peintre à Peter Schlemihl, le hèros du roman de Adelbert Von Chamisso, lorsque celui-ci lui demande de lui peindre une ombre après avoir perdu la sienne. Schlemihl n’a plus d’ombre, il l’a vendue au diable en échange de la bourse inépuisable de Fortunatus ; et lorsqu’il la perd, c’est sa place dans la société des hom- mes, c’est son humanité qu’il perd avec elle. Il l’a vendue sans jamais en estimer la valeur, parce que, la croyant acquise, il n’a jamais eu à se battre pour elle. 12 13 Un jour, étant enfant on découvre cette masse noire, cette forme faite de rien qui longe les murs et le sol à nos pieds, qui suit nos mouvements de manière déformée. On la regarde des heures, on s’en amuse ou on s’en ef- fraie, puis on s’y habitue et elle devient une part de nous malgré son ambiguité certaine. L’ombre a ceci de particulier, elle n’est pas palpable. Elle est un morceau d’obscurité qui nous suit sans relâche, une forme qui nous ressemble et qui nous imite, mais qui n’a pas de visage. Elle a forme humaine, elle en a la gestuelle mais elle n’est pas matière. Elle est ce double, cette part de nous, incontrôlable qui a alimenté les croyances, les légendes et la littérature, en particulier par rapport à la mort. Max Milner cite dans son livre L’envers du visible, une croyance des Tolindoos, du centre des Célèbes où marcher sur l’ombre de quelqu’un d’autre est considéré comme un délit car ce coup porté atteindra l’homme lui- même. Il cite aussi plusieurs légendes dans lesquelles c’est toujours à l’ombre que l’on s’attaque pour atteindre l’homme car par sa taille, elle représente sa force. C’est ainsi que Tukaitaya, guerrier mangaien, se fait tuer par ses ennemis à midi car, son ombre étant presque in- existante, il a, en la perdant, perdu sa force. Peter Schlemihl, gravure de Georges Cruikshank, 1827 14 15 Si elle est notre double, elle ne peut qu’être la part maléfique de nous-mêmes, elle ne peut qu’être liée à la mort. C’est une partie de notre être destinée à lui survivre. C’est justement après la mort que s’opère la métamorphose, on devient ombre lorsque l’âme quitte le corps, comme si ayant besoin de représenter l’âme sans le corps on avait choisi l’ombre parce qu’elle est la seule à avoir autant de particularités humaines, sans pour au- tant être périssable. Elle semble être la matérialisation de notre âme. Et c’est aussi comme des ombres que nous apparaissent les morts et les fantômes. Elle est symbole d’humanité. Lorsque l’impératrice de La femme sans ombre, parvient à en acquérir une, elle comprend que ce jour-là, elle devient palpable, et quitte à jamais le monde des esprits. Seuls les vivants ont droit à une ombre. Sans ombre, on n’est pas homme. Peter Schlemihl, au moment de son marché avec le diable, n’a pas mesuré la valeur de ce qu’il perdait: C’est le mépris de ses sem- blables qui lui a fait comprendre sa faute. Ce qui est intéressant dans L’étrange histoire de Peter Schlemihl c’est la manière dont Chamisso parle de l’ombre. Elle est hu- manisée sans l’être vraiment, elle n’est pas si vivante, elle est davantage un outil qu’une menace ou qu’un être à part entière. Mais tout son rôle est dans l’apparence, c’est la dimension sociale de l’ombre qui intéresse Chamisso car pour lui, l’ombre n’existe pas en dehors du regard que l’on porte sur elle. Dans L’art du visible, Milner rap- porte des propos de Chamisso ultérieurs à l’écriture du livre. Il évoque l’ombre sous ces mots : “L’ombre ne provient pas du corps qui la projette mais de l’éclairage que celui ci reçoit de l’extérieur”. C’est une formidable métaphore de l’homme et de son statut social. Il fait, par le biais d’une histoire fantastique une critique de la société de son temps. L’ombre, comme les choses matérielles, est considérée d’abord par les autres et c’est par elles que l’on a sa place, ou non dans une société. La place de l’ombre est dans le rapport aux autres. Car lorsqu’on lit son histoire, on a du mal à mesurer en quoi un homme sans ombre serait banni, serait tant rejeté par ses semblables; on a même du mal à croire que si on l’avait croisé, on aurait pu nous-mêmes s’apercevoir de cette absence. S’attaquer à l’ombre c’est aussi une manière de s’attaquer à l’homme sans passer par le corps, c’est une manière de parler du corps sans jamais le montrer. L’ombre a indéniablement une vertu esthétique qui permet de parler de l’homme et du corps dans son en- semble. Elle semble anonyme et universelle, elle semble être le symbole même du vivant. Alors pour traiter du corps dans son ensemble, il faut faire parler l’ombre. 16 17 C’est par l’ombre que Krzysztof Wodiczko fait parler la foule dans Guests, à la Biennale de Venise. On entre dans une immense salle complètement vide : pas de fenêtre, la salle est plongée dans l’obscurité. Aux murs et au plafond, des projections : aux murs des immenses voûtes grandeur nature et au plafond ce qui semble être des bouches d’aération comme on en trouve parfois dans les villes, à ce détail près que le spectateur n’est cette fois pas au dessus mais en dessous. Sous ces voûtes gigantesques des ombres humaines, des silhou- ettes grandeur nature bougent et se déplacent. on les entend parler mais de manière indistincte, on ne peut les comprendre. Ces ombres ont uploads/Litterature/ dernier-memoire.pdf
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- Publié le Jul 26, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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