Rhétorique de Derrida Christian Vandendorpe Université d’Ottawa Article publié
Rhétorique de Derrida Christian Vandendorpe Université d’Ottawa Article publié dans Littératures (McGill), no 19, hiver 1999, p. 169-193. On peut assurément appliquer à l’œuvre de Jacques Derrida le jugement que ce dernier posait sur celle de Claude Lévi-Strauss voici plus de trente ans: “il s’agit là d’une pensée qui pèse fortement sur la conjoncture théorique contemporaine1”. Le mouvement de déconstruction lancé par ce philosophe est en effet devenu le lieu de rassemblement d’une génération de critiques et d’étudiants, particulièrement aux États-Unis. Située sur la frange entre philosophie et littérature, l’œuvre de Derrida est indiscutablement riche et complexe, et ne manque pas d’imposer le respect. Il appartiendra aux historiens et aux philosophes d’en retracer l’évolution interne, le cas échéant, et d’en mesurer l’impact à long terme. L’ambition de cet article ne se situe pas à une telle hauteur, mais vise plutôt à identifier quelques-unes des stratégies rhétoriques et des positions argumentatives de base — ce que Bakhtine appelait le proton pseudos — qui ont permis au discours derridien d’acquérir aussi rapidement une telle puissance. Procédant à la façon d’un géologue, je me contenterai de quelques coups de sonde dans les textes. Et comme, par ailleurs, il est essentiel qu’une critique parle toujours à partir d’un lieu précis, je serai parfois amené à exposer, au moins dans leurs grandes lignes, mes propres positions sur les points discutés. Une rhétorique de l’obscurité Ce qui frappe, lorsqu’on aborde un texte de Derrida, c’est la longueur interminable des entrées en matière et le massif de circonlocutions auxquelles il faut se soumettre avant d’arriver au cœur du sujet — ou, disons, à un point significatif du labyrinthe. Derrida semble procéder ainsi par refus de l’ellipse, figure à laquelle il s’excuse parfois d’avoir dû recourir2. Une telle attitude témoigne d’une incontestable volonté de cohérence, de tenir un discours “plein”, sans lacunes. Développant sa pensée en long et en large, le philosophe écrit comme s’il n’était soumis à aucune contrainte de temps ou d’espace, même s’il lui arrive d’avoir conscience d’abuser de la patience du lecteur, comme dans ce texte de cent trente-trois pages qu’il a commis pour répondre à une dizaine de pages de Searle: “Je 1 J. Derrida, L'Écriture et la Différence, Paris, Seuil, “Points”, 1967, p. 414. 2 Voir, par exemple, Ibid., p. 411. Un de ses textes les plus courts s'intitule “Ellipse”, comme si le titre devait en excuser par avance la brièveté. 2 n’abuse de la patience de tous (moi compris) que pour laisser le moins de choses — et d’illusions surtout — dans l’implicite3”. Derrida a théorisé les opérations d’écriture sous l’image de la greffe. Mais, en fait, son écriture ferait plutôt penser à ces concrétions observables dans une grotte parcourue par une rivière souterraine: stalagmites massives, coulées redondantes réunies par la matière lisse d’une écriture extrêmement soignée et indubitablement cohérente. Une telle redondance jointe à une forte cohésion interne décourage d’emblée la paraphrase. La citation n’est pas plus aisée car, hormis quelques slogans, on ne trouve guère dans cette œuvre de ces phrases aphoristiques qui résumeraient un paragraphe ou un chapitre et que l’on pourrait utiliser comme des raccourcis de la pensée du philosophe – sauf dans ses avatars américains les plus navrants. Bien au contraire, le texte derridien se donne d’emblée comme un tissu infrangible et complexe, rebelle au résumé et, par voie de conséquence, à la discussion. Cette écriture sémantiquement saturée, aux développements minutieux et aux effets soigneusement préparés, n’en est pas pour autant claire et facile à comprendre, même pour celui qui fait l’effort de la lire. Cela tient au premier chef à la prédilection que l’auteur manifeste pour l’antimétabole, l’oxymore et le paradoxe. Ces figures, loin d’éclairer et de faciliter la compréhension, opposent au contraire une résistance qui peut aller jusqu’à l’amphigouri. On sait que l’antimétabole consiste à reprendre des groupes de mots en permutant leurs rapports de dépendance. Lorsque cette figure est disposée sous la forme ramassée d’un chiasme propositionnel, la simple reprise des deux termes dans une position inversée crée entre eux une contamination sémantique qui entraîne chez le lecteur la mise en place d’une boucle récursive dont l’avantage rhétorique est de produire sur le lecteur un effet automatique de profondeur4. Immensément populaire dans les années 70, le procédé est familier à Derrida, qui en use en maître, comme le montrent les quelques exemples suivants: La métaphoricité est la contamination de la logique et la logique de la contamination5. La philosophie, comme théorie de la métaphore, aura d’abord été une métaphore de la théorie6. Et dans cette fiction de la vérité, Amérique serait le titre d’un nouveau roman pour la déconstruction de l’histoire et l’histoire de la déconstruction7. 3 J. Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 1988, p. 129. 4 Voir C. Vandendorpe, “Lecture et quête de sens”, Protée, vol. 19, no 1, hiver 1991, p. 95-101. 5 J. Derrida, De la dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 172. 6 J. Derrida, Marges, Paris, Minuit, 1972, p. 303. 7 J. Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 41. 3 Confondante au premier abord, l’antimétabole peut cependant devenir compréhensible à un lecteur aguerri: il suffit pour cela de bloquer l’effet d’écho que produit l’inversion des deux termes dans le tambour du traitement cognitif. Avec un peu d’entraînement, cette figure syntactico-sémantique ne produira plus alors l’effet de stupéfaction qu’elle pouvait susciter sur un esprit neuf, mais seulement un sourire amusé devant un vieux tour de passe-passe destiné à éblouir. Il en va différemment de l’oxymore, beaucoup plus retors. Comme le note un spécialiste de la rhétorique, cette figure qui “établit une relation de contradiction entre deux termes qui dépendent l’un de l’autre ou qui sont coordonnés entre eux [est] la variété la plus corsée de caractérisation non pertinente8”. De fait, l’oxymore est certainement un des instruments les plus puissants que la rhétorique ait pu imaginer pour court-circuiter les opérations de compréhension du lecteur. Que penser en effet de phrases telles: “Écrire, ce n’est pas seulement penser le livre leibnizien comme possibilité impossible9” ou “Telle est l’étrange logique alogique de ce que j’appelle l’itérabilité10”? Même une interprétation bienveillante ne saurait abolir le gouffre qui sépare deux propositions contradictoires, au point de réussir à les faire tenir ensemble dans un acte unifié de compréhension. Il en résulte chez le lecteur ordinaire une tendance à attribuer son incompréhension à une faiblesse de ses propres facultés plutôt qu’à un problème du texte. Et ce qu’on enlève au lecteur contribue à hausser davantage le crédit de l’auteur et du texte, qui se trouve ainsi investi d’une profondeur insondable. Rappelons que l’oxymore était à la base de la novlangue imaginée par G. Orwell, dans 1984, dont les personnages étaient soumis à un bombardement de slogans contradictoires du genre: “La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage.” Un individu confronté à de tels énoncés n’en retire pas seulement un résultat nul sur le plan de la compréhension: il doit aussi en venir à douter de son propre fonctionnement cognitif et développer une attitude a-critique à l’égard des concepts ainsi falsifiés et du langage en général. À ce propos, on ne peut manquer d’évoquer ce que Todorov a dit de Blanchot, à qui Derrida aurait emprunté sa conception de la littérature et dont l’oxymore était également la figure favorite: “ses textes ne sont pas obscurs, ils sont obscurantistes11”. Certes, le lecteur peut toujours abdiquer sa compréhension et, par un acte de foi, imaginer que Derrida possède une façon d’utiliser le langage qui dépasserait les oppositions binaires et permettrait l’avènement d’une nouvelle logique. C’est précisément la fonction que le philosophe attribue à la mise en place d’un vocabulaire nouveau. Les concepts de base de la pensée derridienne sont de type sui generis: néologismes ou termes courants investis d’un contenu de sens particulier, parfois par le biais d’un recours à la figure d’autorité bien connue qu’est l’étymologie. 8 G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de poche, 1992, p. 235. 9 L'Écriture et la Différence, p. 20. 10 Limited Inc., p. 215. 11 T. Todorov, Critique de la critique. Un roman d'apprentissage, Paris, Seuil, 1984, p. 74. 4 Cette itérabilité — (iter, derechef, viendrait de itara, autre en sanskrit, et tout ce qui suit peut être lu comme l’exploitation de cette logique qui lie la répétition à l’altérité) […]12. En imposant ainsi le terme itérabilité, le philosophe se met dans la position d’une banque qui battrait sa propre monnaie et s’assure de garder la haute main sur le sens ultime que lecteurs et critiques pourront vouloir donner aux notions qu’il emploie. À cet égard, le “concept” derridien le plus célèbre est sans aucun doute celui de différance. En forgeant ce doublet homophone mais non homographe d’un mot français courant, et en lui assignant un contenu de signification radicalement flou, Derrida ne pouvait pas ignorer les problèmes de compréhension qu’il préparait à ceux qui le liraient. Peut-être même avait-il déjà en tête cette phrase de la Rhétorique d’Aristote qu’il cite d’ailleurs lui-même dans une œuvre ultérieure: “dans l’emploi des noms, les homonymies sont utiles aux uploads/Litterature/ derrida-rhetorique-pdf.pdf
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- Publié le Nov 28, 2021
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