78] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 378 - Avril 2009 78] Histoire
78] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 378 - Avril 2009 78] Histoire des sciences P our naviguer en sécurité, le marin doit être capable de déterminer ses coordonnées géographiques. Le problème particulier posé par la longitude a été une préoccupation du XVIIIesiècle. Avant la mise au point des chro- nomètres de marine, la connaissance de cette coordonnée reposait sur des techniques astronomiques dont la principale était la méthode des distances lunaires, fondée sur la position apparente de la Lune par rapport à certaines étoiles. Les astronomes se sont donc appliqués à améliorer leur connaissance des paramètres permettant de préciser la marche de notre satellite. Ainsi, en 1751, sur la recommandation de son maître Pierre-Charles Le Monnier, Jérôme Lalande, âgé de seulement 19ans, fut envoyé à Berlin par l’Académie royale des sciences, afin d’y accomplir un pro- gramme d’observations concertées avec celles effectuées par Nicolas-Louis Lacaille au cap de Bonne-Espérance. L’objectif de ces observations était essentiellement de déterminer avec précision la «parallaxe» de la Lune, un paramètre angulaire étroi- tement lié à sa distance à la Terre. C’est à propos de cette parallaxe que le grand savant suisse Leonhard Euler fit une petite étour- derie de calcul, erreur qui fut à l’origine d’une dispute entre Le Monnier et Lalande. Qu’est-ce que la parallaxe? Un observa- teur situé à la surface de la Terre repère la position d’un astre dans le ciel par deux angles, la hauteur et l’azimut, mesurés par rapport au plan de l’horizon et au méridien. Les valeurs de ces coordonnées diffèrent en général de celles qu’elles prendraient si le lieu d’obser- vation était le centre de la Terre, puisque l’astre ne serait pas visé exactement dans la même direction (voir la figure 1). Cet effet dit de parallaxe diurne est négli- geable pour les étoiles, en raison de leur très grand éloignement. Mais il est sensible pour les planètes, et plus encore pour la Lune. En particulier, la hauteur d’un astre au-des- sus du plan horizontal de l’observateur au sol, qualifiée de «hauteur apparente», est généralement inférieure à celle qui serait mesurée depuis le centre de la Terre, rela- tivement à un plan parallèle. En d’autres termes, la hauteur apparente est inférieure à la «hauteur vraie». L’écart entre ces deux hauteurs est la «parallaxe de hauteur». Deux avis opposés De retour à Paris après une année passée à Berlin où il a longtemps été hébergé chez Euler, Lalande s’est beaucoup occupé de la parallaxe de la Lune. Il rédigea ainsi deux mémoires sur le sujet, qui lui valurent d’en- trer à l’Académie des sciences en 1753. Ce n’était que le début d’une longue et brillante carrière, au cours de laquelle il assura la direction de l’Observatoire de Paris et obtint une chaire au Collège royal, dénomination du Collège de France sous l’Ancien Régime. Par la suite, lorsque l’Académie lui confia en1758 la responsabilité de la Connaissance des Temps, Lalande apporta plusieurs modi- fications au contenu de ces éphémérides. En particulier, il inséra des tables relatives à la parallaxe lunaire dans les éditions des années 1760 et 1761, imprimées en 1759. C’est à cette époque que remonte la querelle sur la parallaxe qui l’opposa à Le Monnier. Après l’expédition géodésique des aca- démiciens parisiens en Laponie (1736-1737), à laquelle prit part Le Monnier, et celle au Pérou (1735-1744), l’hypothèse d’une Terre ellipsoïdale aplatie aux pôles était très géné- ralement admise. La réalisation de calculs précis, liés à la position apparente de la Lune dans le ciel, exigeait alors la prise en compte de cet aplatissement de la Terre, et c’était l’objet des nouvelles tables de Lalande dans la Connaissance des Temps. Les astronomes savaient que la parallaxe de hauteur d’un astre, qu’ils déduisaient aupa- ravant de sa hauteur apparente en supposant la Terre sphérique, devrait subir une révision dans l’hypothèse d’une Terre aplatie. Ainsi, Lalande prétendait que l’aplatissement de la Terre se traduisait par une diminution de la parallaxe de hauteur de la Lune. Or Le Mon- nier soutenait le contraire! Pourquoi? Dans le volume des mémoires de l’Aca- démie de Berlin de l’année 1749, paru en 1751, Euler avait publié un article où, à la suite de savants calculs, il concluait qu’avec une Terre aplatie, «la parallaxe de la hauteur sera pour l’ordinaire [hors des pôles et de l’équateur] plus grande, que suivant la règle vulgaire [où la Terre est sphérique]». Nul doute que ce mémoire et l’autorité d’Euler, immense figure de la science du XVIIIe siècle, étaient pour beaucoup dans l’opinion de Le Monnier. De plus, Le Monnier devait appuyer sa conviction sur un argument simple, mais incorrect, comme nous le verrons. REGARDS Dispute sur la parallaxe de la Lune Une simple erreur de signe commise dans un calcul publié par Euler en 1751 a conduit à une brouille durable entre les astronomes français Jérôme Lalande et Pierre-Charles Le Monnier. Jacques GAPAILLARD HISTOIRE DES SCIENCES © Pour la Science - n° 378 - Avril 2009 Histoire des sciences [79 R e g a r d s À son retour de Berlin, Lalande avait entamé une correspondance avec Euler dont il nous reste 15 lettres de lui-même, la dernière datant de 1768. Dans sa lettre du 1er janvier1761, Lalande n’attaquait pas frontalement Euler sur sa conclusion au sujet de la parallaxe, mais il lui faisait part de son désaccord sur l’un des termes d’une formule, lequel était responsable de cette conclusion. Cette formule d’Euler, établie dans le cas général d’une Terre ellipsoïdale aplatie, était censée exprimer le sinus de la paral- laxe de hauteur en fonction de la hauteur apparente. Mais, avec les précautions qui s’imposent quand on conteste un savant aussi prestigieux qu’Euler, Lalande sug- gérait qu’il y avait peut-être une confusion, car il lui semblait que la formule serait plus correcte si elle s’entendait avec la hauteur vraie au lieu de la hauteur apparente. Ce fai- sant, Lalande mettait le doigt sur une anomalie qui avait échappé à Euler. Une «inadvertance légère» Après avoir établi cette formule générale – comme nous la désignerons dans la suite –, Euler l’avait testée en l’appliquant au cas particulier où l’ellipsoïde terrestre serait une sphère. Il espérait retrouver ainsi une expression habituelle du sinus de la parallaxe de hauteur et, en effet, il eut la satisfaction d’obtenir une formule qu’il connaissait. Avec toutefois cet inconvé- nient que cette dernière exprimait le sinus de la parallaxe de hauteur en fonc- tion de la hauteur vraie. De façon purement fortuite, le test d’Eu- ler produisait une formule classique... qui n’était pas la bonne. Et c’est ainsi qu’Euler s’est laissé piéger: faute d’avoir remarqué l’impossible mutation de la hauteur entre ses deux formules, il a pris pour une cohérence confirmant la justesse de ses calculs ce qui était en réalité une incohérence prouvant que sa formule générale était fausse! Euler était un habile calculateur et il affec- tionnait particulièrement les développe- ments de fonctions en séries de puissances de la variable. Dans le mémoire qui nous occupe, il lui arrive même de développer des fonctions jusqu’au troisième ordre (c’est- à-dire jusqu’au terme de puissance trois) sans nécessité puisque, pour ses calculs ultérieurs, le premier ordre lui suffit! Ayant établi une expression exacte, mais incom- mode, du sinus de la parallaxe de hauteur dans l’hypothèse de la Terre aplatie, c’est au moyen d’approximations légitimes qu’il en déduit sa formule générale contestée par Lalande. Pour ce faire, et sans donner le détail de ses calculs, Euler utilise un développe- ment limité au second ordre par rapport à la quantité r/z, quotient du rayon terrestre rallant du centre de la Terre à l’observateur par la distance zséparant les centres de la Terre et de la Lune. Or, si l’on reprend ces cal- culs, il apparaît que le premier de ses termes du second ordre, qu’Euler affecte d’un signe +, devrait être précédé d’un signe –. L’astronome Jean-Baptiste Delambre, élève de Lalande et qui fut, comme lui, direc- teur de l’Observatoire de Paris, a rédigé une Histoire de l’Astronomie au dix-huitième siècle, parue en 1827 , où il écrit: «Lalande avait eu raison en réparant une inadver- tance légère commise par Euler ou par son imprimeur, car il s’agissait d’un signe + ou –. » Passons sur l’« inadvertance légère» qu’est toujours une erreur de signe, bien qu’elle puisse se révéler lourde de conséquences. Ce jugement de Delambre prouve qu’il n’avait pas une connaissance E p H O N C S hv ha H’ A 1. QUE LA TERRE SOIT ELLIPSOÏDALE apla- tie (cas représenté ici) ou sphérique, la hau- teur apparente hade l’astre A, par rapport au plan horizontal H de l’observateur en O, est inférieure à sa hauteur vraie hv relative au centre C de la Terre et au plan H’ parallèle à H passant par C. Sa parallaxe de hauteur est p = hv – ha. Dans le cas particulier où A est observé lors de son passage dans le plan du méridien de l’observa- teur (ici, le plan de la figure), p est l’angle sous lequel le rayon CO, uploads/Litterature/ dispute-sur-la-parallaxe-de-la-lune.pdf
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- Publié le Mai 25, 2022
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