Parler d’Edouard Glissant m’est doublement embarrassant. D’une part, quand je r
Parler d’Edouard Glissant m’est doublement embarrassant. D’une part, quand je réfléchis sur ses écrits, en conséquence de la formation propre à ma génération, je suis inclinée à les organi- ser dans une sorte de « système », à chercher à établir les défini- tions de ses concepts, l’ordre interne de sa pensée, ce qui n’est pas une tâche facile. Or, organiser la pensée de Glissant n’est-ce pas la « contrarier » (pour reprendre son expression « comme pour un gaucher ») ? Essayer de la rendre claire n’est-ce pas l’appauvrir ? Mais, d’autre part, comment la discuter, la présenter, quand on ne peut pas le faire poétiquement, comme l’a si bien réussi Patrick Chamoiseau dans Ecrire en pays dominé ? Le deuxième embarras – intimement lié au premier – c’est mon rapport avec la langue française : je ne réussis pas à dépasser une langue rêche, scolaire (c’est pour cela que j’ai tenu à écrire mon livre sur lui en portugais...). Parler de Glissant en français, c’est, pour moi, avoir la sensation de le diminuer dans la mesure où, pour le commenter, je finis par remplacer ses mots tellement denses et multidirectionnels par mon français banal. L’idée de cette communication m’a été suggérée par la consta- tation d’un autre type d’embarras : celui des spécialistes de litté- rature française face à son œuvre. Il n’était pas rare, surtout il y a quelques années, de trouver chez certains critiques (même ceux de littératures dites franco- phones) un certain malaise quand il était question de commenter la sortie d’un livre de Glissant. Cette gêne était visible aussi dans quelques quatrièmes de couverture, qui ne font quelquefois que reproduire des extraits du livre.1 1. J’ai abordé rapidement ce problème dans Edouard Glissant : Poé- tica e Política. São Paulo, Annablume, 1995, p. 241, 251. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La répétition dans les essais d’Edouard Glissant 2.05.Damato*8 28/06/05 11:12 Page 147 Récemment, quelqu’un m’a rapporté, non sans gêne, au moment de la parution du Traité du Tout-monde, « qu’on disait que » Glissant « se répète ». Le propos de cette communication est de réfléchir (à partir de ses livres d’essais) sur le statut, sur le rôle de la répétition dans l’œuvre d’Edouard Glissant. Tout d’abord, il faut considérer que la plupart de ses livres d’es- sais sont des recueils, des mises-en-ensemble de conférences, dis- cours, interventions dans des colloques, préfaces, bref, des réflexions faites, dites (quelquefois déjà publiées) dans des circons- tances bien spécifiques. L’auteur, en les rassemblant dans des volumes, n’a pas eu le souci – ceci est évident – ni de cacher leur origine, ni de supprimer les superpositions, les redites. Bien au contraire, il les affiche d’une façon de plus en plus ostensible. Il suf- firait de faire le relevé de toutes les occurrences de « Je ressasse », « répétons-le » et d’autres équivalentes dans ses derniers essais. Ce que j’aimerais faire, ce serait mettre en relief trois perspec- tives qui pourraient nous aider à comprendre ce qu’est la répéti- tion dans l’économie de l’oeuvre glissantienne. Glissant dit explicitement dans son œuvre qu’il se répète pour se faire entendre, que la répétition signifie une possibilité d’ap- procher un réel qui se dérobe et que la répétition est un procédé artistique d’une nouvelle rhétorique. Dans Poétique de la Relation il y a un texte qui ouvre la 2e par- tie du livre – « Éléments » qui porte le nom de « Répétitions » : Répétitions : « Ce flux de convergences, qui se publie sous la forme du lieu commun. Celui-ci n’est plus généralité reçue, convenance ni fadeur – il n’est plus évidence trompeuse, abusant le sens-commun –, mais acharnement et ressassement de ces rencontres. Tout alentour, l’idée se relaie. Quand vous éveillez un constat, une certitude, un espoir, ils s’efforcent déjà quelque part, ailleurs, sous une autre espèce. Aussi bien la répétition est-elle, ici et là, un mode avoué de la connaissance. Reprendre sans répit ce que depuis toujours vous avez dit. Consentir à l’élan infinitésimal, à l’ajout, inaperçu peut-être, qui dans votre savoir s’obstinent. Le difficile est que l’entassement de ces lieux communs n’échoue pas en un bougonnement sans nerf – l’art y pourvoie ! Le probable : que vous alliez à fond de toutes confluences, pour démarquer vos ins- pirations. » (PR, p. 57) Diva Barbaro Damato 148 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.05.Damato*8 28/06/05 11:12 Page 148 Si l’on considère la première perspective, on constate que, à plusieurs reprises, Glissant a affirmé qu’il répète pour se faire entendre. Dans le Traité du Tout-Monde, dans un chapitre qui a aussi le nom de « Répétitions » on trouve : « Ces propositions, même s’il est arrivé qu’elles fussent décal- quées par d’autres, doivent être répétées, tant qu’elles ne seront pas entendues. » (TTM, p.37) Un peu plus bas il y a : « Ces propositions doivent être répétées, jusqu’à ce qu’elles soient au moins entendues. » (TTM, p. 39) Ces mots – et toute la vie de Glissant – indiquent, à mon avis, qu’il attribue à l’écrivain une sorte de « mission » (je suis sûre qu’il ne sera pas d’accord avec le mot par la charge romantique qui y est présente ... Mais c’est une mission de combattant). Il lui faut essayer, « sans répit », de montrer au monde ce qui est enfoui, ce qui n’est pas immédiatement perceptible. Quand on regarde à la fin de ses livres la longue énumération des rencontres auxquelles il a participé (et qui ne sont qu’une petite partie de toutes les occasions où il s’est manifesté), quand on le voit fatigué, épuisé même, mais toujours prêt à répondre aux sollicitations d’interviews, d’émis- sions, c’est toujours le mot « mission » qui me revient. Au début du chapitre « Pour l’opacité » dans Poétique de la Relation, Glissant signale le changement d’attitude de ses interlo- cuteurs, au fil des années, face à sa proposition « Nous réclamons le droit à l’opacité ». On pourrait en déduire qu’il répète jusqu’à ce qu’il soit entendu, ou mieux, jusqu’à ce que ses interlocuteurs aient la possibilité de dialoguer avec lui. Cette attitude de « combattant » chez Glissant est d’ailleurs suggérée par Patrick Chamoiseau qui, à mon avis, l’introduit, dans son livre Ecrire en pays dominé, comme « le vieux guerrier ». Ce «vieux guerrier», interlocuteur privilégié de Chamoiseau dans le livre, après s’être très rapidement présenté dans une pre- mière intervention à la page 21, réapparaît à la page 23 et « [...] laisse entendre : ... je m’en souviens, je te l’ai dit. Mais puisque te voilà prêt à cette pensée marronne, je te parlerai des trois domina- tions : la Brutale, la Silencieuse, la Furtive ... (il rit) ... Sacré rêveur, je te les rabâcherai sans fin, comme le plus assommant des répétiteurs uploads/Litterature/ diva-damato-la-repetition-dans-les-essais-d-x27-edouard-glissant.pdf
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- Publié le Jul 19, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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