Suicide : changement de régime Un observateur hors pair, Maurice Halbwachs les

Suicide : changement de régime Un observateur hors pair, Maurice Halbwachs les documents de n° 3, janvier 2006 par Christian BAUDELOT et Roger ESTABLET A l’occasion de la sortie de leur nouvel ouvrage intitulé Suicide : l’envers de notre monde (Seuil, janvier 2006), Christian Baudelot et Roger Estable ont très gentiment accepter que liens socio publie le texte de leur intervention sur Halbwachs et le suicide, lors du colloque qui a eu lieu le mois dernier à l’Ecole normale supérieure à l’occasion du 60ème anniversaire de sa disparition. Nous vous en souhaitons bonne lecture ! Pierre Mercklé Pour citer ce texte : BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger (2006), « Suicide : changement de régime. Un observateur hors pair, Maurice Halbwachs », intervention au colloque « Dialogue avec Maurice Halbwachs », Paris, Campus Paris- Jourdan, jeudi 1er décembre 2005, liens socio, janvier 2006 [http://www.liens- socio.org/article.php3?id_article=1116] les documents de liens socio – n° 3 – janvier 2006 2 aurice Halbwachs publie Les Causes du suicide en 1930. Il a 53 ans. Très vite, ce livre fondamental devient introuvable, contrairement à l’ouvrage de Durkheim qui n’a cessé, depuis les années 1960, d’être réédité dans un grand nombre de pays et étudié par tous les chercheurs qui se sont intéressés au suicide : sociologues, psychiatres, anthropologues, économistes, épidémiologistes. Très peu étudié, le livre d’Halbwachs est pourtant fondamental à la fois pour l’étude du suicide mais aussi pour jalonner l’histoire de la sociologie en France. Il était donc indispensable, en le rééditant, de lui rendre sa place parmi les grands classiques de la sociologie française. Merci et bravo à Serge Paugam d’avoir réalisé cette réédition1. Car, comme il le souligne lui-même dans sa préface, ce livre est loin de constituer une simple actualisation avec de meilleures données de l’œuvre majeure du maître par un disciple mineur. C’est bien une remise en question fondamentale du travail de Durkheim à laquelle procède Maurice Halbwachs. Le lecteur met pourtant quelque temps à s’en apercevoir, tant l’ouvrage semble s’inscrire dans le droit fil de la démarche d’Emile Durkheim. Maurice Halbwachs contribue lui-même à cette impression en se présentant sous les traits d’un continuateur modeste disposant seulement de données meilleures sur des périodes plus longues, un plus grand nombre de pays, et recourant à des techniques statistiques plus fines. De fait, l’essentiel des données de Durkheim commencent en 1840 et finissent en 1891. Maurice Halbwachs les complète en amont et en aval par des séries françaises allant de 1827 à 1920, des séries allemandes de 1849 à 1913, des données anglaises qui vont de 1860 à 1926 et des séries italiennes de 1864 à 1914. Sans compter l’extraordinaire qualité des données soviétiques des années 1922 – 1924 qui lui permettent de valider empiriquement une hypothèse sur le rôle protecteur des enfants que Durkheim avait seulement formulée sans pouvoir la démontrer. Durkheim avait vu juste, plus on a d’enfants et moins on se suicide. La méthode utilisée pour analyser le phénomène reprend celle qu’avait inaugurée le maître : une expérimentation indirecte (« variations concomitantes ») fondée sur des statistiques où les taux de suicide sont mis en relation avec d’autres grandeurs de la vie sociale : statut matrimonial, religion, indicateurs économiques. 1 Maurice Halbwachs, Les causes du suicide, coll Le lien social, Presses Universitaires de France, préface de Serge Paugam, Paris, 2005. Les références au texte d’Halbwachs de notre communication renvoient à la pagination de cette nouvelle édition. M les documents de liens socio – n° 3 – janvier 2006 3 Mieux formé en statistique, Halbwachs ne se contente pas de raisonner sur des moyennes, il prend aussi en compte les dispersions autour de la moyenne en mesurant les écarts. Simples perfectionnements, dira-t-on, dont la mise en œuvre permet de confirmer et de compléter les résultats obtenus par Durkheim. S’inscrivent apparemment dans la même ligne, les trois brefs chapitres que Maurice Halbwachs consacre, au début de son livre, à des aspects du suicide que Durkheim avait peu ou pas du tout traités : la qualité des sources et des méthodes d’enregistrement des suicides dans les différents pays européens (chapitre 1), l’étude des modes de perpétration du suicide, pendaison, noyade, arme à feu, poison, défénestration, etc …(chapitre 2), les tentatives (chapitre 3). Dans les trois cas, ces incursions dans des domaines jusque là peu explorés, confirment le bien fondé des analyses durkheimiennes : les données statistiques sont fausses en niveau mais justes dans la mesure des écarts et des variations ; la répartition des modes de perpétration confirme « la régularité étonnante » du phénomène et l’action de forces qui ne dépendent pas de l’individu mais de réalités sociales qui le dépassent. Les tentatives ne peuvent être ajoutées aux suicides consommés, car, outre la difficulté de les recenser objectivement, il est impossible d’apporter la preuve « qu’elles correspondent à autant d’intentions fermes de se donner la mort ». Une remise en question de l’explication durkheimienne Et puis, à mesure qu’on progresse dans la lecture de l’ouvrage, un doute s’insinue insensiblement : plusieurs piliers de l’édifice théorique du fondateur de la sociologie manquent à l’appel. Très attendu, le recours au concept d’intégration comme ressort explicatif d’ensemble ne se produit pas. Nulle part, il n’est fait mention de la fameuse typologie distinguant les suicides égoïste, altruiste et anomique. Brisant enfin le silence, le dernier chapitre s’en prend directement aux notions de suicide altruiste et d’anomie. Le premier est exclu du champ car il s’agit d’un sacrifice. Or suicide et sacrifice ont beau constituer « deux espèces d’un même genre », il importe de ne pas les confondre car la société imprime différemment sa marque sur les deux comportements. La société revendique le sacrifice comme son œuvre propre, il n’en va pas de même du suicide qu’elle traite comme un produit illégitime, sans y reconnaître la marque de son action. Quant à l’anomie, concept cardinal de la théorie durkheimienne du suicide, Maurice Halbwachs la soumet à une critique en règle. La nouvelle société qui émerge à la fin du 19ème siècle de tous les bouleversements induits par l’industrialisation, l’exode rural et le nouvel ordre économique n’est pas une société désordonnée qui ne serait régie que par les pulsions ou les initiatives individuelles. Loin les documents de liens socio – n° 3 – janvier 2006 4 d’être déréglée et anarchique, la vie sociale moderne est même plus normative que l’ancienne. Dominée par la loi du marché qui impose à chacun d’évaluer « ses prestations, ses travaux et ses efforts », elle est animée par ses rythmes propres, ses formes conventionnelles auxquelles nous devons nous plier. Les originalités dont elle ne s’accommode pas sont impitoyablement éliminées. Pire, selon Halbwachs, les gestes, les manières de pensée et de sentir des hommes sont réglementés sur un mode « plus tyrannique » aujourd’hui qu’hier et les passions sont coulées dans un moule unique. La vie sociale moderne n’est donc pas plus désordonnée aujourd’hui qu’hier, elle est seulement « plus compliquée ». Voilà qui condamne définitivement la vertu explicative du concept d’anomie, chargé chez Durkheim d’expliquer l’accroissement spectaculaire des suicides provoqués par le passage d’une société rurale, artisanale et religieuse à une société urbaine, industrielle et laïque. Mais c’est sans doute dans les dernières pages du livre, à propos du rôle explicatif des motivations personnelles, que se manifeste avec le plus de clarté la distance que prend Maurice Halbwachs à l’égard de Durkheim. Pour expliquer le suicide, bien sûr, mais plus largement pour concevoir les relations entre l’individu et la société. Durkheim avait d’emblée chassé du cadre de son analyse les motifs subjectifs invoqués par les victimes pour donner un sens à leur acte. Pertes d’emplois, revers de fortune, misère, chagrins de famille, amour contrarié, jalousie, ivresse et ivrognerie, maladies mentales, dégoût de la vie, etc.. n’étaient pour lui que des « causes apparentes », des raisons invoquées « après coup » pour expliquer ou justifier des suicides déterminés en fait par de toutes autres causes, les grandes forces collectives qui travaillaient le corps social dont l’anomie. Pour Durkheim, les motifs invoqués par les victimes comme les raisons de leur acte expriment soit des tendances organiques (souffrances physiques, maladies mentales, ivresse et ivrognerie) et dans ce cas elles ne dépendent pas de la vie sociale ; soit des propriétés individuelles qui se neutralisent et s’effacent mutuellement, noyées dans la masse des autres. Maurice Halbwachs les réhabilite au contraire en considérant que les motifs et circonstances individuelles « dépendent de la structure du corps social » et qu’il est nécessaire de les envisager comme des causes du suicide à part entière, au même titre que les croyances et coutumes collectives (chapitre 15, 2). Chez Durkheim, note-t-il, l’individuel s’oppose au social comme « le règne de la contingence et de l’imprévisibilité à celui de la nécessité, des lois et de l’ordre ». Cette séparation de fait, quasi matérielle entre deux ordres de réalités, lui semble illusoire. Il soutient en effet que les les documents de liens socio – n° 3 – janvier 2006 5 motifs individuels sont en rapport avec les causes générales et uploads/Litterature/ dossiers-liens-socio-03-baudelot-establet.pdf

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