Rature, copie, série: Historiographie et avant-garde (Fleischer, Perec, Ruiz) É

Rature, copie, série: Historiographie et avant-garde (Fleischer, Perec, Ruiz) Érik Bullot French Forum, Volume 43, Number 3, 2018, pp. 491-505 (Article) Published by University of Pennsylvania Press DOI: For additional information about this article Access provided at 10 Jan 2020 22:30 GMT from Queen Mary University of London (+1 other institution account) https://doi.org/10.1353/frf.2018.0037 https://muse.jhu.edu/article/722371 Rature, copie, se ´rie. Historiographie et avant-garde (Fleischer, Perec, Ruiz) e ´rik bullot E ´ crit au de ´but du vingtie `me sie `cle, objet de nombreuses re ´visions, le manuel d’histoire Malet et Isaac fut utilise ´ en France comme support d’en- seignement jusqu’aux anne ´es 1970.1 E ´dite ´ en plusieurs volumes, l’ouvrage rele `ve d’une tradition he ´rite ´e de l’historien Ernest Lavisse, centre ´e, pour l’histoire franc ¸aise, sur le re ´cit national, suivant la chronologie des batailles et des e ´pisodes militaires, aimante ´e par les figures de he ´ros, rythme ´e par les re `gnes successifs des premiers Cape ´tiens jusqu’aux derniers Bourbons en passant par l’e ´pisode re ´volutionnaire.2 Le manuel œuvre a ` une glorifi- cation de la patrie afin d’encourager les vertus morales et civiques. Le de ´cou- page historique constitue le chapitrage oblige ´ du volume. Le Malet-Isaac, comme on l’appelait, aura connu de `s le de ´but des anne ´es 1960 de multiples critiques pour son caracte `re ide ´ologique. En vue d’un renouvellement des programmes scolaires, l’e ´tude des civilisations du monde contemporain, qui s’inscrit dans le sillage des travaux de Fernand Braudel, sera propose ´e en classe de terminale en 1962, mais le Malet-Isaac connaı ˆtra une diffusion prolonge ´e.3 A ` la suite des e ´ve ´nements de mai 68, une mobilisation au sein de l’enseignement tente d’acce ´le ´rer la re ´forme des programmes. Ce sera l’enjeu des travaux de la revue Le Peuple franc ¸ais (1971–1980), anime ´e par des professeurs d’histoire, attache ´e a ` l’e ´tude des classes populaires, ou de la revue Les Re ´voltes logiques (1975–1981), sur l’esprit de la re ´volte et la me ´moire ouvrie `re, dirige ´e notamment par Jacques Rancie `re. Sans oublier les travaux de la Nouvelle Histoire, contemporains de ces de ´bats. Le volume collectif, Faire de l’Histoire, dirige ´ par Jacques Le Goff et Pierre Nora, paraı ˆt en 1974.4 Si le caracte `re de ´suet et pe ´rime ´ du Malet-Isaac ne fera plus directement de ´bat, il est frappant d’observer son apparition fan- tomatique ou sa me ´moire paradoxale dans diverses œuvres litte ´raires ou filmiques des anne ´es 1970. 492 french forum winter 2018 vol. 43, no. 3 En 1974, le cine ´aste Alain Fleischer re ´alise un long me ´trage expe ´rimen- tal, Dehors dedans. Interpre ´te ´e par Catherine Jourdan, une jeune femme solitaire se livre a ` divers rituels e ´rotiques et transgressifs dans son apparte- ment parisien. A ` l’e ´coute de son poste de radio, elle trace me ´ticuleusement des traits a ` l’encre sur les pages du Malet-Isaac, raturant de fac ¸on syste ´mati- que cartes de ge ´ographie et textes. En 1979, Georges Perec publie dans la revue H-Histoire, “Je me souviens de Malet & Isaac.” Le principe est sim- ple. L’e ´crivain ope `re une se ´lection des titres des chapitres, pre ´le `ve les mots en gras ou en italiques, qu’il recopie pour former, dit-il, “les pie `ces d’un puzzle.” La me ˆme anne ´e, le cine ´aste chilien Rau ´l Ruiz re ´alise un diptyque, Petit Manuel d’histoire de France, film de montage a ` partir des dramatiques historiques re ´alise ´es par la te ´le ´vision franc ¸aise. Diverses voix enfantines ponctuent le film par la lecture a ˆnnonante de manuels scolaires. Chacune de ces œuvres interroge l’histoire franc ¸aise par des techniques d’efface- ment, de recopiage ou de permutation, qui empruntent aux proce ´de ´s de l’avant-garde. Rature, copie et mise en se ´rie sont-elles devenues des outils historiographiques? 1. Rature Dehors dedans est base ´ sur le croisement de trois se ´ries. La premie `re se ´rie regroupe les rituels en appartement: se ´ance de maquillage, mimodrame autour de la figure de Marat et de Charlotte Corday, jeux e ´rotiques avec une poupe ´e, lecture d’un missel illustre ´ d’images pornographiques, de ´coupe de ve ˆtements, e ´coute de disques, projection d’images d’hommes politiques sur son corps de ´nude ´, avant le final nocturne marque ´ par le recouvrement de graffitis, la fellation castratrice d’un agent de police et la sce `ne de zoophilie. La seconde se ´rie est constitue ´e de plans fixes de monu- ments parisiens (Maison de la Radio, Prison de la Sante ´, Pre ´fecture de Police, Ministe `re des Arme ´es, Ambassade d’URSS, Bourse, Palais de l’E ´ly- se ´e, Se ´nat...), filme ´s a ` diffe ´rentes heures de la journe ´e, e ´nume ´re ´s par une voix fe ´minine. La troisie `me se ´rie confronte la lecture, d’une voix atone, d’extraits de l’Histoire de la Re ´volution franc ¸aise de Michelet de ´crivant des sce `nes de de ´capitation (Louis XVI, Danton, Robespierre) et la vue d’une fene ˆtre qui donne sur le carrefour de l’Ode ´on filme ´e par une came ´ra tour- noyante. Autant de re ´flexions sur la loi a ` travers les jeux de transgression, les figures du pouvoir et les sce `nes de violence re ´volutionnaire. Lors de l’e ´pisode Malet-Isaac, la jeune femme e ´coute des e ´missions de radio en passant rapidement d’une station a ` l’autre sur le cadran du poste Bullot: Rature, copie, se ´rie. 493 ou ` sont inscrits des noms de villes. Multipliant effets de tuilage et superpo- sitions, la radio diffuse un programme cacophonique et syncope ´: hymnes nationaux, marches militaires, chanson allemande (Ein Heller und ein Batzen), discours du 8 novembre 1942 du ge ´ne ´ral de Gaulle (“le peuple franc ¸ais rassemble ´ dans la re ´sistance . . .”), informations de la Seconde Guerre mondiale, cre ´ant un vortex historique sonore. A ` l’effacement me ´tho- dique du manuel d’histoire re ´pond le brouillage sonore de la radio. Ces deux proce ´de ´s, rature et brouillage, rappellent quelques œuvres de l’avant- garde. Pensons au Poe `me phone ´tique (1924) de Man Ray, compose ´ seule- ment de lignes noires de longueurs irre ´gulie `res a ` la manie `re d’une e ´criture morse, effac ¸ant la litte ´ralite ´ du poe `me au profit de sa part graphique et visuelle, ou a ` l’e ´dition par Marcel Broodthaers en 1959 du poe `me de Mal- larme ´, Un coup de de ´s jamais n’abolira le hasard, ou ` les vers sont remplace ´s par des traits noirs dont l’e ´paisseur est proportionnelle au corps typo- graphique. Citons, au plan musical, la pie `ce Imaginary Landscape IV (1951) de John Cage, qui repose sur la manipulation de douze radios par des instrumentistes, faisant varier le curseur de leurs postes au gre ´ des instruc- tions donne ´es par la partition. Rature et brouillage œuvrent a ` un efface- ment se ´mantique pour renouveler notre regard et notre e ´coute tout en conservant, sous l’archive du document, les donne ´es premie `res. Le docu- ment devient palimpseste. “J’ai donc filme ´ des ide ´es et j’ai donc filme ´, en quelque sorte, des intimi- te ´s,” e ´crit Fleischer. “Ide ´es et intimite ´s: ce qui s’enfonce dans l’obscurite ´, ce qui s’e ´loigne du savoir e ´tabli et de la loi collective pour se constituer en re `gle individuelle, non pas contre le savoir ni contre la loi, ni en contraven- tion avec l’un ou l’autre; mais a ` co ˆte ´ de l’un et de l’autre et les ignorant. Ou peut-e ˆtre faisant sembler de les ignorer” (Faire le noir 83). Le caracte `re libertaire du film, la de ´nonciation iconoclaste des figures du pouvoir, expri- ment une volonte ´ de transgression qui joue sur l’ambivalence du signe (Fleis- cher suit dans ces anne ´es-la ` le se ´minaire de Greimas a ` l’E ´cole pratique des hautes e ´tudes). “Mais en fait elle donne a ` voir ce raturage,” confie le cine ´aste (Baudry 168). La rature efface tout en montrant. L’e ´lision souligne ce qu’elle tend a ` faire disparaı ˆtre. Dans un entretien avec Jean-Louis Baudry, a ` la ques- tion de la raison de cet effacement, Fleischer confie: “Moi ce que j’aurais envie d’effacer? Je suis tente ´ de vous re ´pondre des choses e ´normes. Je ne sais pas, les indications sur ma carte d’identite ´ . . .”(Baudry 157). La transgression suppose une relation ambigue ¨ avec la loi qu’elle de ´tourne, de ´place ou esquive. On retrouve les inte ´re ˆts familiers au cine ´aste pour la loi et sa trans- gression, manifeste dans son film pre ´ce ´dent, Le Re `glement (1969), qui montre 494 french forum winter 2018 vol. 43, no. 3 un homme de ´ployer avec minutie et tendresse des uploads/Litterature/ bullot-2018.pdf

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