Du Codex à l'Écran : les trajectoires de l'écrit Roger CHARTIER "Le livre n'exe
Du Codex à l'Écran : les trajectoires de l'écrit Roger CHARTIER "Le livre n'exerce plus le pouvoir qui a été le sien, il n'est déjà plus le maure de nos raisonnements ou de nos sentiments face aux nouveaux moyens d'information et de communication dont nous disposons désormais" [1] : cette conclusion d'Henri-Jean Martin constituera le point de départ de ma réflexion. Celle-ci voudrait repérer et désigner les effets d'une révolution redoutée par les uns ou applaudie par les autres, donnée comme inéluctable ou seulement désignée comme possible : à savoir, le bouleversement radical des modalités de production, de transmission et de réception de l'écrit. Dissociés des supports où nous avons l'habitude de les rencontrer (le livre, le journal, le périodique), les textes seraient désormais voués à une existence électronique : composés sur l'ordinateur ou numérisés, convoyés par les procédés télématiques, ils atteignent un lecteur qui les appréhende sur un écran. Pour aborder ce futur (qui est peut-être déjà un présent) où les textes sont détachés de la forme du livre qui s'est imposé en Occident il y a dix-sept ou dix-huit siècles, mon point de vue sera double. Il sera celui d'un historien de la culture écrite, tout particulièrement attentif à nouer dans une même histoire l'étude des textes (canoniques ou ordinaires, littéraires ou sans qualité), celle des supports de leur transmission et dissémination, celle de leurs lectures, de leurs usages, de leurs interprétations. Il sera, également, le point de vue de l'un des participants (à un rang modeste) du projet de la Bibliothèque de France. L'un des axes essentiels de ce projet est, en effet, la constitution d'un important fonds de textes électroniques que l'on pourra transmettre à distance et qui pourront être l'objet d'un nouveau type de lecture, rendu possible par le poste de lecture assisté par ordinateur. Ma première question sera celle-ci : comment situer dans l'histoire longue du livre, de la lecture et des rapports à l'écrit la révolution annoncée, en fait déjà commencée, qui fait passer du livre (ou de l'objet écrit) tel que nous le connaissons, avec ses cahiers, ses feuillets, ses pages, au texte électronique et à la lecture sur écran ? Il faut pour répondre à cette interrogation distinguer fortement trois registres de mutations dont les relations restent encore à établir. La première révolution est technique : elle bouleverse au milieu du XVe siècle les modes de reproduction des textes et de production du livre. Avec les caractères mobiles et la presse à imprimer, la copie manuscrite n'est plus la seule ressource disponible pour assurer la multiplication et la circulation des textes. De là, l'accent mis sur ce moment essentiel de l'histoire occidentale, considéré comme marquant l'Apparition du livre (c'est là le titre du livre pionnier de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin publié en 1958) [2] ou caractérisé comme une Printing Revolution (c'est celui de l'ouvrage d'Elizabeth Einsenstein paru en 1983) [3]. Aujourd'hui, l'attention s'est quelque peu déplacée, insistant sur les limites de cette première révolution. Il est clair, tout d'abord, que dans ses structures essentielles, le livre n'est pas modifié par l'invention de Gutenberg. D'une part, au moins jusque vers 1530, le livre imprimé reste fort dépendant du manuscrit : il en imite les mises en page, les écritures, les apparences et, surtout, il est considéré comme devant être achevé par la main : la main de l'enlumineur qui peint initiales ornées ou historiées et miniatures ; la main du correcteur, ou emendator, qui ajoute signes de ponctuation, rubriques et titres ; la main du lecteur qui inscrit sur la page notes et indications marginales [4]. D'autre part, et plus fondamentalement, après comme avant Gutenberg, le livre est un objet composé de feuilles pliées, réunies en cahiers reliés les uns aux autres ; en ce sens, la révolution de l'imprimerie n'est en rien une "apparition du livre". C'est douze ou treize siècles avant la nouvelle technique que le livre occidental trouve la forme qui demeurera la sienne dans la culture de l'imprimé. Un regard jeté vers l'est, du côté de la Chine, de la Corée, du Japon, est une seconde raison pour réévaluer la révolution de l'imprimerie. Il montre, en effet, que l'utilisation de la technique propre à l'Occident n'est Pas une Condition nécessaire pour qu'existe une culture, non seulement écrite, mais encore imprimée de large assise [5]. Certes, en Orient, les caractères mobiles sont connus ; ils y ont même été inventés et utilisés bien avant Gutenberg : c'est au XIe siècle que sont utilisés en Chine des caractères en terre cuite, et au XIIIe que des textes sont imprimés avec des caractères métalliques en Corée. Mais, à la différence de l'Occident après Gutenberg, le recours aux caractères mobiles reste en Orient limité, discontinu, Confisqué par "empereur ou les monastères. Cela ne signifie pas pour autant l'absence d'une culture de l'imprimé de grande envergure. Elle est rendue possible par une autre technique : la xylographie, c'est-à-dire la gravure sur bois de textes qui sont ensuite imprimés par frottage. Attestée dès le milieu du VIIIe siècle en Corée, à la fin du IXe siècle en Chine, la xylographie porte dans la chine des Ming et des Qing comme dans le Japon des Tukogawa une très large circulation de l'écrit imprimé, avec des entreprises d'édition commerciales indépendantes des pouvoirs, un réseau dense de librairies et de cabinets de lecture, des genres populaires largement diffusés. Il ne faut donc pas mesurer la culture imprimée des civilisations orientales à la seule aune de la technique occidentale, comme par défaut. La xylographie a ses avantages propres : elle est mieux adaptée que les caractères mobiles à des langues caractérisées par un très grand nombre de caractères ou, comme au Japon, par la pluralité des écritures ; elle maintient un lien fort entre l'écriture manuscrite et l'impression puisque les planches gravées le sont à partir de modèles calligraphiés ; elle permet, du fait de la résistance des bois durablement conservés, l'ajustement du tirage à la demande. Un tel constat doit conduire à une plus juste appréciation de l'invention de Gutenberg. Elle est certes fondamentale, mais elle n'est pas seule technique capable d'assurer une dissémination de large ampleur du livre imprimé. La révolution de notre présent est, à l'évidence, plus que celle de Gutenberg, elle ne modifie pas seulement la technique de reproduction du texte, mais aussi les structures et les formes mêmes du support qui le communique à ses lecteurs. Le livre imprimé, jusqu'à nos jours, a été [héritier du manuscrit : pour l'organisation en cahiers, pour la hiérarchie des formats, du "libro da banco" au libellus, pour les aides à la lecture : travail de traitement de l'info, concordances, index, tables etc. [6]. Avec l'écran, substitué au codex, le bouleversement est plus radical puisque ce sont les modes d'organisation, de structuration, de consultation du sué port de l'écrit qui se trouvent modifiés. Une telle révolution requiert donc d'autres termes de comparaisons. L'histoire longue de la lecture et du traitement de l'info pour l'accès au contenu nous en fournit d'essentiels. Sa chronologie s'organise à partir du repérage de deux mutations fondamentales. La première met l'accent sur une transformation de la modalité physique, corporelle, de l'acte de lecture et insiste sur l'importance décisive du passage d'une lecture nécessairement oralisée, indispensable au lecteur pour la compréhension du sens, à une lecture possiblement silencieuse et visuelle [7]. Cette révolution concerne le long Moyen Age puisque la lecture silencieuse, d'abord restreinte aux scriptoria monastiques entre VIIe et XIe siècles, gagne le monde des écoles et des universités au XIIe, puis les aristocraties laïques deux siècles plus tard. Sa condition est l'introduction de la séparation entre les mots par les scribes irlandais et anglo-saxons du Haut Moyen Me, et ses effets sont tout à fait considérables, ouvrant la possibilité de lire plus rapidement, donc de lire plus de textes, et des textes plus complexes. Une telle perspective suggère deux remarques. Tout d'abord, le fait que l'occident médiéval ait dû conquérir la compétence de la lecture en silence et par les yeux ne doit pas faire conclure à son inexistence dans l'antiquité grecque et romaine. Dans les civilisations antiques, pour des populations pour lesquelles la langue écrite est la même que la langue vernaculaire, l'absence de séparation entre les mots n'interdit aucunement la lecture silencieuse [8]. La pratique commune dans l'antiquité de la lecture à haute voix pour les autres ou pour soi, ne doit donc pas être attribuée à l'absence de maîtrise de la lecture par les yeux seuls (celle-ci est sans doute pratiquée dans le monde grec dès le VIe siècle avant J.C.) [9] mais à une convention culturelle qui associe fortement le texte et la voix, la lecture, la déclamation et l'écoute [10]. Ce trait subsiste d'ailleurs à l'époque moderne, entre XVIe et XVIIe siècle, lorsque lire en silence est devenu une pratique ordinaire des lecteurs lettrés. La lecture à haute voix demeure alors le ciment fondamental des diverses formes de sociabilité, familiales, savantes, mondaines ou publiques, et le lecteur que vise nombre de genres littéraires est un lecteur uploads/Litterature/ du-codex-a-l-x27-ecran-les-trajectoires-de-l-x27-ecrit.pdf
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- Publié le Jui 11, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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