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21/8/2020 Voix du narrateur et identification du lecteur https://journals.openedition.org/narratologie/6944 1/7 Cahiers de Narratologie Analyse et théorie narratives 10.1 | 2001 : La voix narrative Voix du narrateur et identification du lecteur Bʰʃʖʔʋʅʇ Bʎʑʅʊ p. 221-229 https://doi.org/10.4000/narratologie.6944 Texte intégral Il reste une voix à l'œuvre, dans la littérature de la deuxième moitié du vingtième siècle, si abstraite celle-ci soit-elle, si détachée, comme la parole peu lyrique de L'Étranger. On continue à lire pourtant. C'est que la lecture peut investir, de manière non-identificatoire, les images et les sons inscrits dans le texte1. Mais est-ce tout ? 1 Beaucoup de narrations récentes choisissent l'homodiégèse, la voix d'un narrateur se mettant en scène à la première personne2. Or, dans le cas d'un texte écrit à la première personne, où la voix s'entend d'autant plus qu'elle feint la communication orale avec son lecteur, le récit ne charrie-t-il pas inéluctablement une identification minimale du lecteur au narrateur-personnage ? Cette voix du « je » qui s'écrit permet-elle au lecteur de partager une vision et une expérience avec l'énonciateur, d'établir une connivence avec un sujet, même fragmentaire, clivé, désarticulé ? Ou bien, au contraire, suffit-il, pour s'approcher du texte, de cette voix, usant de la première personne, sans qu'il soit besoin d'évoquer quelque système identificatoire que ce soit, sans que soit nécessaire le retour du sujet, disparu depuis Barthes et Foucault ? 2 Bien des textes récents se présentent sous forme de récits à la première personne, forme énonciative commune puisqu'elle est celle de la communication orale3. En même temps que ce choix de la narration homodiégétique adoptant l'allure d'une confidence orale, ces textes peuvent sembler difficiles à saisir car ils mettent en scène des « je » étranges, parfois fantomatiques. Or, l'utilisation du « je » par tous, sa circulation dans le dialogue, montre que la langue permet une contextualisation des embrayeurs qui dépende non seulement des conditions de l'énonciation, mais aussi de celles de la réception, laquelle, à 3 21/8/2020 Voix du narrateur et identification du lecteur https://journals.openedition.org/narratologie/6944 2/7 Identification du lecteur à un tu l'écrit, concerne le lecteur. Je poserai donc une double question aux textes contemporains écrits à la première personne. D'abord, est-ce que le lecteur s'actualise dans le « je » qu'il lit comme s'il était l'énonciateur (le « je ») ou comme s'il était le destinataire (le « tu ») ? Et ensuite, est-ce que, par la voix narrative à la première personne, le lecteur s'identifie à une simple voix ou bien, au contraire, à d'autres aspects de ce que représente un sujet dans une expérience ordinaire de dialogue (celui qui parle, celui qui a un point de vue, perçoit le monde par son propre corps, a des affects, pense et agit) ? Pour répondre à ces questions, je relèverai les raisons expliquant que toute lecture d'une narration homodiégétique est actualisée par le lecteur en je ou en tu. En même temps, je me demanderai si le lecteur, partageant la voix du narrateur en actualisant le je, n'en vient pas à partager son point de vue. Mon hypothèse est qu'il persiste toujours une identification à un je sentant ou à un je percevant, même dans les textes présentant des je réduits à une présence fantomatique. 4 La première raison d'une actualisation de l'énonciation par le lecteur est d'ordre linguistique : elle tient à la nature de toute communication en première personne. Benveniste a bien montré que si je est celui qui parle (ici, le narrateur), alors celui à qui le je s'adresse est un tu. Une telle définition de l'usage de l'embrayeur de la première personne nous oriente vers l'idée qu'un texte recourant à la voix du je induit chez le lecteur une attitude d'identification au destinataire : il deviendrait le tu de cette communication qui feint l'oral. 5 Dans le prolongement de ces constats, et les transposant dans le domaine littéraire cette fois, Käte Hamburger a montré, dans Logique des genres littéraires4, les spécificités des genres et de leurs systèmes énonciatifs : pour elle, tandis qu'un texte homodiégétique relève de la feintise, du faire-semblant, car il imite une communication orale naturelle, au contraire un récit hétérodiégétique relève de la fiction, c'est-à-dire de conventions de langage spécifiques aux récits et qui s'éloignent de l'usage du langage ordinaire. En effet, elle a constaté que l'utilisation de la troisième personne dans un récit, combinée à une focalisation interne (comme dans « il s'est senti tout joyeux à cette idée »), est une convention de narration car il est patent que, dans une situation orale, il est impossible à un sujet de parler d'un tiers, tout en ayant connaissance de la vie intérieure de ce dernier (la phrase « il s'est senti tout joyeux à cette idée » n'imite aucune assertion réelle, à la différence de « je me suis senti tout joyeux à cette idée », qui est courante). De tels types de raisonnements induisent l'idée que tout énoncé à la première personne efface le caractère conventionnel de la narration : le discours se donne comme un dialogue oral, sans que le cadre de la fiction ne soit souligné par une mise en scène entraînant un usage spécifique du langage. L'énoncé en première personne n’est une mimésis du langage ordinaire. Or, selon Jean-Marie Schaeffer, dans Pourquoi la fiction, tout dispositif fictionnel comprend deux temps : d'abord un leurre (qui permette de s'immerger dans le dispositif fictif, comme s'il était réel) et d'autre part, une neutralisation de ce leurre, qui empêche, par exemple, d'être effrayé par le film de l'arrivée d'un train en gare de La Ciotat, comme le furent les premiers spectateurs de cinéma5. Nous déduirons de ces remarques que la narration à la troisième personne accroît la neutralisation du leurre fictif – et donc la distance et la méfiance du lecteur – du fait de son caractère conventionnel. En revanche, si l'énonciation est à la première personne (« Demain, je vais au cinéma »), l'immersion dans le dispositif fictionnel est d'autant plus forte que le caractère conventionnel du discours est moins apparent. Dans ce cas, le lecteur se conçoit comme proche de la situation de conversation naturelle et neutralise le caractère fictif de la situation, ce qui lui permet de s'imaginer comme l'interlocuteur de l'énonciateur à la première personne. Le lecteur devient un tu. 6 21/8/2020 Voix du narrateur et identification du lecteur https://journals.openedition.org/narratologie/6944 3/7 Identification du lecteur au je de la narration Mais, allant plus loin, notre hypothèse est que le lecteur s'identifie parfois au je du narrateur, et, en tout cas, au moins au je percevant. 7 Le lecteur s'identifie à un je percevant (c'est-à-dire ayant une perception interne de son corps, mais aussi voyant, entendant, etc.) presque immédiatement, car, étant lui-même en situation de perception de signes écrits, il s'assimile aisément à un je du narrateur/personnage présenté en situation de perception. Christian Metz, pour le domaine du cinéma, a souligné dans Le Signifiant imaginaire le phénomène de projection du spectateur qui s'établit irrépressiblement : dans tout film, le spectateur s'identifie à l'instance voyante6. Nous faisons ici l'hypothèse que de semblables phénomènes ont lieu encore plus dans la lecture d'un texte à la première personne (ou la vision d'un film en caméra subjective). Le lecteur s'identifie au corps percevant qu'il est devenu. Pour faire cette hypothèse, nous nous sommes inspirée librement des travaux de François Récanati autour de la question de ce qui différencie l'embrayeur je des autres déictiques7. 8 François Récanati montre que tandis que les déictiques (comme les déictiques spatiotemporels et les démonstratifs) sont définis par la situation d'énonciation de celui qui les émet et permettent un repérage spatial qui prend pour origine de référence celui qui parle, en revanche l'embrayeur je n'est pas défini par la situation d'énonciation. En effet, personne ne définit je en se disant : « voyons, qui est je ? Qui parle ? C'est moi qui parle, donc c'est moi qui suis je ». François Récanati, s'appuyant sur une hypothèse de Wittgenstein, dit que toute énonciation du mot je, si arbitraire l'expression soit-elle du fait du caractère conventionnel de la langue, est mise en rapport intuitivement par le sujet avec la perception immédiate de soi-même, sans que soit nécessaire une réflexion. En effet, dans le cas des autres déictiques que je, comme par exemple dans l'expression « regarde ce bateau », ces déictiques sont définis, non par perception interne, mais par la perception qu'a l'énonciateur de la situation spatiotemporelle où il se trouve. Or, cette situation peut donner lieu à des aberrations de perceptions (si l'on dit « regarde ce bateau », on peut croire qu'il s'agit d'un bateau, alors qu'en réalité il s'agit d'un reflet de bateau dans une glace, si l'énonciateur n'a pas bien conscience de sa situation physique d'être devant une glace et non devant une fenêtre). En revanche dans le cas de l'embrayeur je, l'énonciateur a une perception intuitive et proprioceptive de son corps qui fait qu'il n'a pas besoin de vision, de perception externe de la situation pour savoir qui est je (nul besoin de regarder ses jambes uploads/Litterature/ voix-du-narrateur-et-identification-du-lecteur.pdf

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