Les contradictions de l’autobiographie comme temporalisation de l’identité pers
Les contradictions de l’autobiographie comme temporalisation de l’identité personnelle Claude Dubar Laboratoire Printemps – UMR 8085, UVSQ claude.dubar@gmail.com Introduction : autobiographie et identité Une autobiographie, quelle qu’elle soit, pose toujours la question des rapports entre le «temps présent de l’écriture» du récit de vie (life story) d’un auteur et le «temps passé» de son histoire de vie (life history). Sa lecture interroge notamment sur les raisons qu’a eues cet auteur de vouloir transformer son histoire vécue en récit écrit à destination de lecteurs. L’autobiographie, construction langagière et discursive, semble en effet destinée à transmettre à des lecteurs, à travers une narration, quelque chose de son auteur. Mais transmettre quoi? Nous faisons l’hypothèse, dans ce texte, à partir de l’analyse de quatre autobiographies, que les auteurs, en écrivant leur vie et en publiant leur biographie, ont voulu tenter de «temporaliser leur identité personnelle», c’est-à-dire de concilier le caractère nécessairement temporel et changeant de leur existence «vécue» avec la tentative de construire et proposer une définition d’eux-mêmes qui transcende cette temporalité biographique et constitue leur «identité personnelle», dans un sens qu’il faudra éclairer. Nous verrons en quoi cette tentative se heurte à des contradictions difficilement surmontables pour une série de raisons que nous argumenterons. La première partie du texte est consacrée à éclairer cette hypothèse à partir d’une théorie de l’identité personnelle comme pluralité de « formes identitaires », combinées diversement durant un cycle de vie, mais pouvant renvoyer à une sorte de « foyer virtuel » (Lévi-Strauss, 1977, p. 336), permettant d’introduire de la cohérence (ipséité) et de la continuité (mêmeté) dans cette vie, dès lors qu’elle est inscrite dans une forme narrative. La notion d’identité narrative, sa centralité sémantique et sa dimension éthique, chères à Ricœur (1984, p. 442ss et 1990, p. 335ss) nous servira de fil conducteur pour éclairer la relation complexe entre un récit de soi et une identité personnelle. La seconde partie testera l’hypothèse du hiatus existant entre ces deux notions sur quatre textes autobiographiques émanant de Jean-Jacques Rousseau, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Richard Hoggart. La dernière partie montrera en quoi cette tentative autobiographique de temporaliser une définition de soi se heurte à des contradictions difficiles à surmonter. 1. Problématique des formes identitaires et de l’identité narrative Un ensemble de travaux, à base empirique, consacrés à l’analyse d’entretiens biographiques (Dubar, 1991, Demazière et Dubar, 1997, 2004, Dubar, 2001) permet de distinguer quatre grandes formes identitaires définies, de manière purement nominaliste, c’est-à-dire non essentialiste ou substantialiste, comme formes de récits de soi et manières de se définir. Ces définitions de soi privilégient soit une appartenance «pour autrui», imposée de façon «objective», soit une identification «pour soi», revendiquée de manière «subjective». Dans chaque cas, on peut distinguer des formes traditionnelles dites aussi «communautaires» (au sens de Vergemeinschaftung de Weber, 1922, 1971) et des formes modernes dites «sociétaires» (Vergesellschaftung, idem). Ces quatre façons de se définir (communautaires pour autrui et pour soi d’une part, sociétaires pour autrui et pour soi d’autre part) ont été appelées successivement «forme nominale» (l’identité comme nom propre, nom de famille ou de groupe), «forme réflexive» (l’identité comme croyance notamment religieuse ou idéologique), «forme statutaire» (l’identité professionnelle reconnue) et «forme narrative» (l’identité liée à un récit de soi). Chacun, selon le contexte, peut se définir de l’une ou l’autre de ces façons: dire son nom, dire son appartenance ou sa profession, raconter son histoire. Mais il existe des dominantes dans les formes d’identification, notamment en fonction des caractéristiques et évolutions sociohistoriques (mais aussi des contextes d’énonciation). La forme nominale, comme la forme statutaire, constituant des « identités pour autrui» sont destinées à répondre à la question «qui suis- je», d’un point de vue «objectif», administratif, policier ou purement catégoriel. Dans ce cas, l’identité personnelle n’est qu’un «porte-identité sociale» (Goffman, 1975, p. 74) et n’a besoin d’aucun argumentaire (mais souvent d’une simple «pièce d’identité» ou d’une signature). Par contre les formes réflexives (ce à quoi je crois) et surtout narratives (ce que j’ai fait et pourquoi) nécessitent, pour s’exprimer, un discours, des argumentaires, des justifications. Elles renvoient à la question «que suis-je?», en tant que personne, c’est-à-dire comme «être psychologique et moral» (Mauss, [1938], 1966) ou, comme écrit Ricœur, «qui suis-je c’est-à-dire qui a fait telle action, qui en est l’auteur» (Ricœur, 1985, p. 442) et pas seulement «qui suis-je» comme simple «être social objectif». Une des thèses de plus en plus souvent défendue par les sociologues contemporains (Bauman, Beck, Giddens, Martucelli, de Singly etc.) est que l’humanité (ou les seules sociétés industrielles du Nord) serai(en)t entrée(s) dans une seconde modernité qui verrait triompher l’individualisation du social en même temps que la fluidité des appartenances et le culte de la singularité, en lien avec que la «société du risque». Du point de vue des identités, cette mutation marquerait la suprématie des formes sociétaires sur les formes communautaires et notamment de la forme narrative centrée sur la mise en récit d’une existence singulière. De ce fait, les autobiographies contemporaines devraient pouvoir permettre d’atteindre ces «identités personnelles» résultantes de ces nouvelles «injonctions sociales», des identités qui ne soient pas de simples références à des «types humains», des «caractères généraux» ou des «personnages sociaux» (Martucelli, Singly, 2009, p. 27). Ainsi, si les autobiographies contemporaines se présentent bien comme des tentatives de mettre en mots des formes identitaires «pour soi» et notamment de répondre à la question «qui» ou «que suis-je, pour moi-même?» mais aussi «qu’écrire de moi-même pour les autres?», elles doivent le faire à travers le récit d’actions singulières et multiples. Avant tout, écrit Ricœur «l’histoire racontée dit le qui de l’action» (1985, p. 442) ce qui est, selon lui, la seule façon d’aborder «le problème de l’identité personnelle», en évitant les pièges du substantialisme et du nihilisme. Il s’agit de comprendre cette identité au sens d’ipse (soi-même) et non d’idem (sujet-substance) c’est-à-dire comme une «structure temporelle» issue de «configurations narratives» (ibid, p. 443). C’est ainsi que se pose immanquablement la question de la relation entre un récit avec ses composants (actions mais aussi faits, événements, tournants, etc.) et une définition de soi, c’est-à-dire un ou plusieurs prédicats appliqués à l’auteur du récit, en tant que sujet (celui qui dit «je», selon Benveniste, 1966), tout en «incluant le changement, la mutabilité dans la cohésion d’une vie» (Ricœur, 1985). Comme le contate Ricœur, citant Proust et les analyses littéraires de l’autobiographie, en fait, «l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet se raconte sur lui-même», faisant ainsi «de la vie elle- même un tissu d’histoires racontées» (ibid). Comment alors définir cette identité personnelle mise ainsi en récits différents? La première réponse de Ricœur est de défendre la thèse selon laquelle le soi-même de l’identité narrative constitue, non pas un moi égoïste et narcissique, infantile et névrotique, mais «le fruit d’une vie examinée… épurée, clarifiée… instruite par les œuvres de la culture» (ibid, p. 444). Il prend comme exemple l’expérience psychanalytique et la finalité de la cure qui est, selon lui, de produire, en lieu et place des bribes d’histoires inintelligibles, «une histoire cohérente et acceptable dans laquelle l’analysant puisse reconnaître son ipséité». La seconde réponse est que, comme le travail proprement historiographique produisant une identité narrative par rectifications successives d’histoires collectives, celui de l’autobiographe consisterait, comme l’historien, à rectifier, sans cesse, des récits antérieurs par un récit ultérieur, reconfigurant le temps biographique par une «résolution poétique du cercle herméneutique» (ibid, p. 446). Ces réponses sont-elles suffisantes pour résoudre la question du passage d’une histoire racontée à une «formule identitaire» convaincante? Ricœur reconnaît les limites de ses propres solutions dans Temps et récit 3: l’identité narrative ainsi conçue n’est ni stable, ni unique et elle risque toujours d’être déstabilisée par «des variations imaginatives». De fait, reconnaît-il, elle demeure un problème autant qu’une solution affectée d’une «instabilité principielle» (ibid, p. 447). Pour «sauver» son approche, il introduit alors un élément nouveau qu’il développera dans Soi-même comme un autre: selon lui, «la responsabilité éthique est le facteur suprême de l’ipséité» (Ricœur, 1990). Autrement dit, l’identité narrative n’est pas une simple définition de soi-même, elle est une entreprise qui «vise à imposer au lecteur une vision du monde» ou encore «une évaluation du monde et du lecteur lui-même» (ibid). On débouche ainsi, dans l’ouvrage ultérieur, sur une définition nouvelle de l’identité narrative: une «visée de la vraie vie, avec et pour l’autre, dans des institutions justes» (1990, p. 335). Elle constitue ainsi désormais selon lui une «visée éthique» impliquant à la fois «la réciprocité du respect mutuel» mais aussi «la concertation dans l’espace public» soit «une norme de réciprocité, une règle de justice et une sagesse pratique» permettant d’argumenter, par et dans le récit, de «l’universel en contexte» (p. 236). Ainsi, cette problématique de l’identité narrative fait-elle intervenir un «tiers-temps» qui n’est ni le passé de l’expérience vécue, ni le présent de l’écriture mais le futur d’un projet de vie, d’un projet éthique que le récit mobilise et argumente pour introduire de la continuité et de la cohérence dans une histoire pourtant faite de uploads/Litterature/ dubar-claude-les-contradictions-de-la-x27-autobiographie-comme-temporalisation-de-l-x27-identite-personelle.pdf
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- Publié le Fev 20, 2021
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