Dumitru Ţepeneag: aller et venir à travers plusieurs goulots de sablier. Identi

Dumitru Ţepeneag: aller et venir à travers plusieurs goulots de sablier. Identité multiple, identité alternée, identité intégratrice Étrange – ou, en tout cas, très peu commune – condition, que celle de Dumitru Tsepeneag. Son identité est essentiellement multiple, essentiellement plurielle. Écrivain roumain, écrivain français, écrivain bilingue (non pas à tour de rôle, mais dans le cadre d’un même texte), écrivain européen, écrivain traduit (traduit du roumain en français et vice versa, et traduit aussi du roumain en des langues telles que l’allemand, le hongrois, le slovène, l’anglais ou le russe…), mais aussi traducteur de ses propres écrits et traducteur des écrits d’autres auteurs, théoricien de la littérature en même temps que praticien de celle-ci, essayiste et journaliste intransigeant, parfois bélliqueux, « passeur » interculturel accompli en tant qu’animateur et dirigeant de revues destinées à faire mieux circuler les valeurs littéraires entre des zones – ou des aires – culturelles présentant à la fois d’évidentes affinités et un malheureux déficit d’intercommunication: cette énumération pléthorique de postures ou « emplois » ne fait que cerner, sans proprement dit épuiser, l’identité complexe et dynamique de cet auteur. Bien entendu, les divers avatars de Dumitru Tsepeneag (lesquels sont, d’ailleurs, du moins en partie, signifiés par un jeu d’options onomastiques rigoureusement administré : Dumitru Ţepeneag, Dumitru Tsepeneag, Ed Pastenague, Ed. Pastenague) ne semblent pas, à première vue, extraordinaires pour un écrivain : il y a maints auteurs à avoir utilisé plusieurs langues d’écriture, tandis que les écrivains qui ont agi aussi en tant que traducteurs sont encore plus nombreux, pour ne plus parler de ceux dont les textes ont été traduits en diverses langues. Cependant, la façon particulière et déterminée dont Dumitru Tsepeneag « habite » et conjugue ces diverses postures dessine une configuration multi-identitaire laquelle, d’une part, est marquée par une forte originalité et, d’autre part, revêt un caractère représentatif, aux significations plus amples que celles qui concernent strictement la personnalité de ce créateur. Original et représentatif, à la fois : en principe, cela devrait être une contradiction. Pas dans le cas de Tsepeneag, original sous ce rapport également ! Pour tenter d’esquisser le cheminement singulier de cet auteur à identité multiple, il convient de rappeler, en deux mots, les circonstances dans lesquelles le Roumain Dumitru Tsepeneag ( né en 1937, à Bucarest ) est devenu écrivain français. Affirmé, en 1965-1972, comme jeune écrivain novateur dans son pays natal, la Roumanie, où il était l’un des leaders d’un groupe littéraire – le « groupe onirique » – néo-avantgardiste et rebelle par rapport à l’esthétique du « réalisme-socialiste » prônée par les autorités culturelles de l’État totalitaire, il se montrait, en même temps, actif en matière de prises de position contre la politique répressive générale du régime soi-disant « socialiste ». Cela gênait les autorités roumaines, aussi allait-il se retrouver pratiquement expulsé de son pays. En effet, en 1975, alors qu’il séjournait depuis un certain temps à Paris – mais sans l’intention de s’y fixer définitivement : Dumitru Tsepeneag entendait circuler librement, sans pour cela abandonner sa patrie, où il envisageait de rester actif sur le plan littéraire et civique – l’écrivain fut privé de la nationalité roumaine et de son passeport. Il n’allait plus pouvoir revenir en Roumanie jusqu’à la chûte du régime communiste de Nicolae Ceauşescu, en décembre 1989. Obligé à rester en France, Dumitru Tsepeneag ne s’y sentait pas, il est vrai, totalement dépaysé. Il y avait déjà séjourné, longuement, et à plusieurs reprises; il y avait publié deux livres, il y fréquentait les milieux littéraires. Il connaissait assez bien la langue française – comme… tout roumain instruit (rappelons-nous que, en Roumanie, on avait jusque naguère l’habitude de dire, un peu par plaisanterie, mais aussi dans le sens « sérieux », suivant le contexte, que « tout Roumain sait parler français », ce qui d’ailleurs était plus ou moins vrai, dans les milieux instruits), et même mieux que cela – et il faut noter qu’il avait traduit en roumain des livres tels que Les Gommes et Dans le labyrinthe de Alain Robbe-Grillet, ou Graal-Flibuste de Robert Pinget. En France, il continua d’écrire et de publier, mais il écrivait en roumain, ses livres étant publiés en traduction. Puis, il commença à écrire en français. Pas tout d’un coup, ou, pour être plus précis, pas directement et exclusivement, mais progressivement. Et cela, il l’a fait non pas dans le secret de son « laboratoire de création », mais, pour ainsi dire, à rideau levé, devant le public, pas dans les coulises. En donnant le très singulier livre intitulé Le mot sablier, livre proprement bilingue, dont le texte démarre en roumain et finit en français, après que, au fil des pages, les deux langues se soient alternées ou mélangées dans différentes proportions. Ce premier livre écrit par Dumitru Tsepeneag partiellement en français a fait, on peut dire, une consistante « carrière » dans le domaine de l’exégèse, car les commentateurs et les chercheurs qui se sont penchés sur son œuvre ont, évidemment, saisi non seulement l’ « étrangeté » du Mot sablier, mais aussi le caractère auto- spéculaire de ce texte. Auto-spéculaire non seulement pour ce qui est de sa propre écriture, qu’il signifie et manifeste à la fois, mais aussi en raport avec la personnalité écrivante de D. Tsepeneag. Particulièrement attrayante – et productive, au niveau des interprétations et des commentaires, par les utilisations analogiques auxquelles elle se prête – s’est avéré être la métaphore que l’auteur a proposée dans ce livre dont elle explique le titre : la métaphore du sablier. Rappelons que le sablier est un petit instrument pour mesurer le temps, instrument qui, comme nous l’explique l’écrivain lui-même dans son petit roman bilingue, « est composé de deux vases identiques chacun de la taile d’un verre à liqueur et abouchés par un court et très mince conduit d’ouverture millimétrique où le sable coule grain à grain ». Pour l’écrivain qui est en train de passer d’une langue à l’autre, ce sont les « grains » non pas de sable, mais de langage – et, en même temps, si l’on ose dire, les « grains » de mentalités, de manières de découper le réel, de voir et concevoir les choses – qui s’écoulent à travers un mystérieux et insaisissable « goulot » de sablier qui, pour ne pas compliquer les choses en nous référant aux approches psychologiques technicistes, se trouve au centre même de sa conscience de créateur. Ce qui est effectivement exceptionnel dans Le mot sablier , c’est, justement, son caractère de « sablier » bilingue. C’est un livre « à cheval sur deux langues », comme l’était son auteur au moment où il l’écrivait. Partant, le syntagme « écrivain-sablier » ou « auteur-sablier » a déjà été utilisé, plus d’une fois, pour désigner Dumitru Tsepeneag. Utilisation correcte et légitime, mais insuffisante dans la mesure où elle renvoie à la seule migration linguistique roumano-française de l’écrivain, alors que celui- ci est, en fait, un « sablier » multiple, ou, mieux dit, représente le goulot d’une série de « sabliers » qui assurent la transistion entre des langues, des espaces culturels, des genres littéraires ou des activités scripturales (celle d’auteur et celle de traducteur) différents. Mais je voudrais m’arrêter un peu sur le (surprenant, peut-être, à première vue) caractère exemplaire – et que j’insiste à appeler « représentatif » – du cheminement interlinguistique et interculturel de Tsepeneag. Cet écrivain est devenu bilingue, en littérature, assez tard, à l’âge mûr, par apprentissage. Son bilinguisme littéraire en est un acquis, non pas spontané, mais obtenu délibérément, non sans effort, par un acte de volonté, come une conséquence des circonstances biographiques : son exil, l’impossibilité de s’adresser par ses livres en langue roumaine directement au public roumanophone compétent pour les lire, l’insatisfaction de se voir condamné (à perpétuité, croyait-il, ne pouvant entrevoir la fin future de son ostracisme) à n’être lu qu’en traduction. Cependant, son « passage » sembla avoir lieu aisément. Rappelons-nous que, jusqu’au moment de son exil, sa biographie n’avait enregistré rien d’ « exceptionnel », rien de particulièrement favorisant quant à l’ouverture vers la francophonie. Rien ne semblait le prédisposer tout particulièrement à passer avec tant d’aisance d’une langue à l’autre et de manifester avec tant de légitimité l’interculturaité européenne : il n’était pas issu d’un ménage franco-roumain, il n’avait pas vécu le bilinguisme dans la vie quotidienne, il n’avait pas passé son enfance, ni fait d’études en France etc. Il n’avait même pas étudié le français en tant que « spécialiste ». Son contact avec la langue et la littérature fançaises – contact riche et intense, il est vrai – était tout à fait « normal », courant pour nombre d’intellectuels roumains « ordinires ». Il manifestait donc le niveau général des affinités culturelles franco- roumaines, affinités qui ont accumulé une assez longue tradition et dont on ne saurait jamais négliger ou sous- estimer l’importance, même si, dernièrement, celle-ci tend à devenir moins visible que naguère. Se retrouvant, à la maturité, obligé de vivre en France (il fut privé de la uploads/Litterature/ dumitru-tepeneag-aller-et-venir-a-travers-plusieurs-goulots-de-sablier-identite-multiple-identite-alternee-identite-integratrice.pdf

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