Alphée 4 (juillet 2012) ISSN : 2115-7995 23 Des Essais de Montaigne aux Essays

Alphée 4 (juillet 2012) ISSN : 2115-7995 23 Des Essais de Montaigne aux Essays de Bacon1 Henri Durel Université Toulouse II-Le Mirail Dès les années 1900, on a rapproché de manière érudite les Essais de Montaigne (1533-1592) et les Essays de Bacon (1561-1626). En 1890, Reynolds publia ainsi une édition des Essays de Bacon qui identifia neuf citations et une « référence probable » à Montaigne chez Bacon.2 L’édition de Montaigne par Pierre Villey,3 fournit des éléments de bibliographie4 qui 1 Pour les Essays de Bacon nous partirons de la grande édition des Œuvres Complètes publiées par Spedding, Ellis & Heath (désormais SEH) à la fin du XIX e siècle. Elle comporte sept volumes d’Œuvres suivis de sept volumes de Correspondance. Les Essays se trouvent dans le volume VI des Œuvres. 2 Samuel Harvey Reynolds (ed.). The Essays or Counsels, Civil and Moral of Francis Bacon. Oxford: Clarendon Press, 1890. Voir l’index, pp. 402-403. 3 Michel Eyquem de Montaigne (éd. Pierre Villey). Les Essais. Edition conforme au texte de l’exemplaire de Bordeaux. Paris : PUF (Collection Quadrige), 2004. 4 Voir le milieu de la note 1 de l’Appendice 1 intitulé : « Notes relatives à l’influence et à la fortune des Essais en France et en Angleterre », pp. 1119 ss. Nous avons ajouté les informations complémentaires que nous avons pu trouver et nous avons inséré quelques commentaires. 1) Alfred Horatio Upham. The French Influence in English Literature from the Accession of Elizabeth to the Restoration. New York: Columbia University D. Phil., 1908. Cette thèse apporte deux éléments utiles : une mise en rapport, trop sommaire malheureusement, des essais particuliers des deux auteurs (pp. 277-80 du chapitre VI), et l’identification de sources de Bacon chez Montaigne sur trois thèmes particuliers : la peur de la mort, la puissance de l’habitude à utiliser dans l’éducation et la gestion de sa carrière (Appendice C, pp. 524-528). 2) Grace Norton. The Spirit of Montaigne. Boston & New York: Houghton, Mifflin and Company, The University Press, Cambridge, 1908. 3) Grace Norton. The Influence of Montaigne (!). Boston & New York: Houghton, Mifflin and Company, 1908. Nous n’avons lu aucun de ces deux ouvrages. Mais dans un ouvrage antérieur, The Early Writings of Montaigne. Syracuse, New York: The Mason Press, 1904, p. 205, G. Norton avait tenté de montrer que Montaigne et Bacon se rencontrèrent. Citons P. Villey, Montaigne et François Bacon, pp. 10-11 dans la reproduction du Centre for Reformation and Renaissance Studies de Victoria University, Toronto : elle « a relevé dans l'Histoire de la [V]ie et de la Mort (!) un passage où Bacon déclare avoir rencontré à Poitiers un Français qui devint célèbre par la suite, et dans lequel elle croit reconnaître Montaigne. La chose est possible, mais rien de plus. Aucun des faits allégués par Miss Norton n'emporte la conviction. » Voici le passage allégué : « memini, cum adulescens essem Pictavii in Gallia, me consuevisse familiariter cum Gallo quodam, juvene ingeniosissimo, sed paululum loquaci, qui postea in virum eminentissimum evasit ; ille in mores senum invehere solitus est, atque dicere, si daretur conspici animos senum, quemadmodum cernuntur corpora, non minores apparituras in iisdem deformitates: quinetiam ingenio suo indulgens, contendebat vitia animorum in senibus vitiis corporum esse quodammodo consentientia et parallela. Pro ariditate cutis, substituebat impudentiam; pro duritie viscerum, immisericordiam; pro lippitudine oculorum, oculum malum et invidiam; pro immersione oculorum et curvatione corporis versus terram, atheismum (neque enim coelum, inquit, respiciunt, ut prius); pro tremore membrorum, vacillationem decretorum, et fluxam inconstantiam; pro inflexione digitorum, tanquam ad prehensionem, rapacitatem et avaritiam; pro labascentia genuum timiditatem; pro rugis, calliditatem et obliquitatem: et alia quae non occurrunt. » Historia Vitæ et Mortis, in Bacon, Works, SEH II, p. 211. On trouvera une traduction de ce passage dans l’édition SEH V, p. 319. Cette hypothétique rencontre de Bacon adolescent avec un Montaigne qui n’était pas encore l’auteur des Essais ne présente guère d’intérêt par rapport au lien solide et durable établi par l’intermédiaire d’Anthony Bacon. Henri Durel 24 suggère que le travail inverse, c’est-à-dire sur Montaigne comme source de Bacon, fut de qualité fort inégale. Il omet en particulier un ouvrage qui établit Anthony Bacon comme le lien majeur qui rapprocha son frère Francis et Montaigne.1 Rapprocher les deux auteurs pose un sérieux problème de méthode, étant donné que nous avons trois éditions imprimées très différentes en longueur et en contenu chez chacun d’eux. Par ailleurs, si nous possédons une certaine connaissance de Bacon, celle que nous avons de Montaigne est limitée. Nous examinerons donc uniquement le point de contact entre la très brève première édition de Essays de Bacon et les Essais de Montaigne. Dans une première partie, nous étudierons les éléments biographiques et bibliographiques qui lient Montaigne et Francis Bacon. Dans une deuxième partie, nous montrerons pourquoi les Essays de Bacon de 1597 sont a priori fermés à toute influence de Montaigne. Pour finir, nous tenterons de saisir le lien insaisissable de leur contact, en évitant le terme d’ « influence ». Nous pensons apporter une contribution originale au savoir parce que nous utiliserons quatre travaux récents : 1) L’édition « définitive » des Essays, éditée par M. Kiernan.2 C’est le volume XV de l’édition en cours de l’Oxford Francis Bacon. Cette édition en cours remplace peu à peu l’édition SEH. 2) Les premières éditions de Montaigne et de Bacon en version PDF ou HTML. J’ai pu ainsi appliquer la puissante méthode humaniste de retour aux textes d’origine pour les deux auteurs. 3) L’article « Anthony Bacon » du tout récent Dictionary of National Biography (ODNB), entièrement récrit, qui m’a permis de saisir avec un maximum de précision le rôle d’Anthony Bacon comme maillon entre son frère Francis et Michel de Montaigne. 4) L’information fournie par deux catalogues informatisés. Leur intérêt apparaîtra en conclusion. I Bibliographie et biographies 1) Six ou sept textes Pour simplifier, on dira qu’il existe trois grandes éditions imprimées fort différentes des Essais de Montaigne, celles de 1580, 1588 et 1595.3 Les Essais de 4) Pierre Villey. « Montaigne et François Bacon ». Revue de la Renaissance. 1911. 5) Pierre Villey. « Montaigne en Angleterre ». Revue des deux Mondes. 1913, tome xvii, pp. 115-150. 6) Alan Martin Boase. The Fortunes of Montaigne: a History of the Essays in France (1580- 1669). London: Methuen, 1935. La réédition Pierre Villey des Essais (2004) donne ce titre comme « à paraître ». 1 Solomon Lazarus, dit Sidney, Lee. The French Renaissance in England, an account of the literary relations of England and France in the sixteenth century. Oxford: The Clarendon Press, 1910. Voir pp. 168 ss. 2 L’édition de M. Kiernan est décevante sur Montaigne comme source de Bacon. Elle n’est pas fiable, même lorsqu’elle reprend l’édition de S. H. Reynolds. The Essays (!) of Francis Bacon. Oxford: The Clarendon Press, 1890. Nous avons trouvé une erreur et plusieurs omissions par rapport aux références et citations de Montaigne identifiées par l’ouvrage antérieur. M. Kiernan ne semble pas avoir fait de recherche originale sur Montaigne. Pour ce qui nous concerne, son index ne fait aucune référence aux Essais de Bacon de 1597. 3 Il s’y ajoute l’ « exemplaire de Bordeaux » de l’édition imprimée de 1588 abondamment annotée par l’auteur. Ce texte hybride entre en concurrence avec l’édition posthume de 1595, qui « reproduit, avec une fidélité probablement consciencieuse, un autre exemplaire de l’édition Alphée 4 (juillet 2012) ISSN : 2115-7995 25 1580 contiennent deux livres in-8° divisés respectivement en 57 et 37 « chapitres », terme que Montaigne préférait à celui d’ « essais » qu’il réservait pour l’ensemble de son ouvrage, au total environ 190 000 mots.1 L’in-4° de 1588 augmenta la longueur, mais non le nombre des chapitres déjà parus et rajouta un livre III de 13 chapitres, pour aboutir au total approximatif de 338 000 mots.2 L’édition posthume de 1595 contient quelque 449 000 mots. Il s’est donc produit une double croissance du texte, interne par étoffement, et externe par augmentation du nombre des chapitres. Le coefficient d’accroissement est de 2,36. Mais il faut aussitôt ajouter que Montaigne remania sa philosophie de manière très importante en traversant diverses phases : stoïque, sceptique, et épicurienne pour simplifier à l’extrême. De son côté, Bacon publia trois versions très différentes des Essays, en 1597, 1612 et 1625. On passe de 10 essays en 1597, soit environ 4000 mots3 à 40 essays en 1612, soit environ 19 000 mots, puis à 58 essays en 1625, soit environ 56 000 mots. Ici, le facteur de multiplication entre la première édition et la dernière est de 14. Montaigne parle d’ « allongeail » pour désigner son troisième livre de 1588.4 Ce terme pittoresque s’applique à la méthode de composition commune aux deux auteurs, qui augmentent largement leur texte mais l’abrègent rarement. Comme baconien, nous nous sommes donc assigné un objectif modeste : déceler dans les Essays de 1597, texte anglais de longueur limitée, des idées étrangères empruntées à l’abondant auteur français, toutes éditions des Essais confondues. 2) Trois hommes : Montaigne, Anthony uploads/Litterature/ durel-des-essais-de-montaigne-aux-essays-de-bacon.pdf

  • 12
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager