1 Vérité et imposture au sens extra-moral : le coup de Sokal Elie During Univer

1 Vérité et imposture au sens extra-moral : le coup de Sokal Elie During Université de Paris Ouest Nanterre Published in Jean-Charles Darmon (dir.), Figures de l’imposture : entre philosophie, littérature et sciences, Paris, Desjonquères, 2013 « Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l’univers répandu en d’innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. » (Nietzsche) « Le monde n’a jamais manqué de Charlatans » (La Fontaine) Un jour viendra peut-être où « le coup de Sokal » tiendra dans la culture et dans la langue la même place que « le coup de Jarnac » : celle d’un lieu commun. Comme tous les vrais coups, celui-là fut à double détente : on se souvient en effet que le débat plutôt aigre autour de « l’affaire Sokal » (« Sokal Affair »), débat largement relayé par la presse américaine puis française, avait été précédé par un canular (« Sokal hoax »). Avant de signer avec le Belge Bricmont un célèbre sottiser – les Impostures intellectuelles1 –, Alan Sokal, physicien à la New York University, était parvenu à piéger le comité éditorial de Social Text, une revue de sensibilité « postmoderniste » rattachée à l’Université de Duke en Caroline du Nord, en lui soumettant, à la fin de l’année 1994, un article au titre ronflant : « Transgressing the Boundaries : Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity2 ». Selon toute apparence, les relecteurs n’y avaient vu que du feu, puisque le canular avait pris : le texte, que son auteur avait délibérément 1 Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997 (nous citerons ici la deuxième édition, revue et augmentée, parue en 1998). Notons que ce livre était spécialement adressé au public français, qui en a eu en quelque sorte la primeur, un an avant la parution en anglais. 2 Social Text, n°46-47, printemps-été 1996, p. 217-252. 2 émaillé d’approximations jargonnantes et de références fantaisistes aux mathématiques et à la physique, avait été publié tel quel dans un numéro spécial du printemps 1996 consacré aux polémiques suscitées par les études culturelles des sciences3. Trois semaines après sa livraison, Sokal annonçait à travers la revue Lingua Franca qu’il s’agissait en fait d’une « parodie », tout en s’expliquant sur les raisons qui l’avaient poussé à la concevoir4. La suite est connue, et le détail de l’affaire a suffisamment été rapporté pour que nous n’ayons pas à nous y attarder ici5. Contentons-nous pour le moment de soulever cette question : que prouvait le canular ? Et d’abord, qu’est-ce que Sokal, pour son compte, entendait prouver ? Deux choses, si l’on en croit le commentaire livré « à chaud » dans Lingua Franca : d’une part, le déclin des normes de rigueur dans certains départements des humanités ; d’autre part, et c’était pour lui l’essentiel, le danger que ferait courir au projet politique émancipateur de la gauche l’« arrogance » et la « paresse intellectuelle » de la « Théorie » (entendez, la théorie littéraire « postmoderniste »), et plus spécialement l’obscurantisme caractéristique de son rapport aux sciences (les « postmodernes » ayant tendance à présenter celles-ci comme des constructions sociale ou des « narrations » parmi d’autres). On n’a pas manqué de signaler à Sokal qu’il y avait là des questions tout à fait différentes, et peut-être incommensurables. À vouloir trop prouver, on ne prouvait rien du tout. De fait, comme la suite allait le montrer, une bonne part des malentendus de l’affaire tenait aux interprétations divergentes que les différents protagonistes, pro et contra, donnaient du canular et de sa portée réelle6. Sentiments mêlés La poussière une fois retombée, notre intention n’est pas de peindre, après d’autres, un paysage après la bataille. Jean-Michel Salanskis, dans ce qui reste l’une des lectures les plus justes et les plus profondes qu’on ait consacrées à cet épisode pénible 3 Il convient tout de même de rappeler, pour tempérer ce qui vient d’être dit, que le comité éditorial de Social Text avait dans un premier temps suggéré à l’auteur de reprendre son texte et de lui apporter un certain nombre de révisions. Ce dernier avait obstinément refusé de se plier à ces demandes. 4 « A Physicists Experiments with Cultural Studies », Lingua Franca, n°6, mai-juin 1996, p. 62-64. 5 Impostures intellectuelles revient sur les péripéties des années 1996-1997. On pourra se reporter au site internet d’Alan Sokal (http://physics.nyu.edu/faculty/sokal/), qui propose une archive des débats qui ont entouré l’affaire, ainsi qu’à son dernier livre, Beyond the Hoax : Science, Philosophy and Culture, Oxford, Oxford University Press, 2008. Voir également The Sokal Hoax : The Sham That Shook the Academy, The editors of Lingua Franca (dir.), University of Nebraska Press, 2000. 6 « What the Social Text Affair Prove and Does Not Prove », in Beyond the Hoax, op. cit., chap. 5. 3 de la vie intellectuelle, a fort bien décrit les mauvais affects que réveille immanquablement toute velléité de prendre position dans une affaire aussi embrouillée, aussi confusément engagée7. Autant en faire état dès maintenant : le mauvais tour joué par Sokal à ceux qui, à l’époque, m’apparaissaient comme une communauté d’universitaires bavards et peu rigoureux, m’avait d’abord réjoui. Je mesure à présent ce que ce sentiment pouvait avoir de trouble, puisque dans l’échange d’arguments qui avait suivi la révélation du canular dans Lingua Franca, tout me portait « objectivement » à me ranger du côté des anti-sokaliens, si ce n’est par conviction, du moins par un réflexe corporatiste : en défendant un certain style de philosophie « à la française », il s’agissait après tout de défendre la philosophie tout court, dans son droit à disposer de ses propres problèmes et à les formuler selon des méthodes spécifiques, au contact de toutes les productions culturelles et notamment des constructions scientifiques. Disons qu’à un niveau très élémentaire, le coup de Sokal et la polémique qu’il avait déclenchée, presque simultanément, aux Etats-Unis et en France, suscitait en moi le même genre d’excitation malsaine que, dans un autre contexte, le non moins célèbre « coup de boule » de Zidane. Si, quelque temps plus tard, la lecture distraite des Impostures intellectuelles m’avait considérablement irrité, elle m’avait surtout déçu : pour tout dire, il me semblait que, dans le genre, on aurait pu faire beaucoup mieux. Un examen plus détaillé de l’article canular me confirmait d’ailleurs dans ce sentiment. Le traitement indifférencié qui consistait à mettre sur le même plan des auteurs qui m’avaient toujours paru assez fumeux, et d’autres qui faisaient au contraire partie de mon Panthéon personnel (Bergson, Deleuze, Latour), rendait l’exercice du jugement particulièrement périlleux. La cible était trop large, pas assez finement identifiée. Les critiques portaient souvent sur des aspects périphériques – des facilités d’expression, l’usage métaphorique de certains termes techniques – ; ce faisant, elles passaient à côté de points autrement plus problématiques, et finissaient par confondre tous les niveaux d’analyse 8. Quand Sokal et Bricmont touchaient juste, c’était presque malgré eux. Les 7 Jean-Michel Salanskis, « Pour une épistémologie de la lecture », in Impostures scientifiques, Baudouin Jurdant (dir.), Paris, La Découverte, 1998. 8 Sur la question de savoir si Sokal et Bricmont entendaient, dans leur livre, formuler une critique globale de la « French Thought » ou seulement de certaines de ses tendances, la préface à la deuxième édition du livre devance les objections de façon particulièrement ambiguë : « [Q]uiconque interprète notre livre comme une attaque globale contre X – que X soir la philosophie française, la “pensée 68” ou encore la gauche universitaire américaine – présuppose que l’ensemble de X est caractérisé par les pratiques intellectuelles que nous dénonçons, et c’est à ceux qui soutiennent une telle thèse qu’il incombe de l’établir. » (Impostures intellectuelles, op. cit., p. 17). Le renversement de la charge de la preuve est un tour classique ; exécuté de la sorte, il témoigne d’une perversité remarquable. La phrase suivante accroît 4 passages consacrés à la prose de Baudrillard ou de Virilio, par exemple, ne me paraissaient pas aller au cœur des choses9. Derrida avait raison : « Sokal et Bricmont [n’étaient] pas sérieux10 ». Mais de là à défendre en bloc des livres qui nous tombaient des mains, des discours qui suscitaient notre hilarité de potache, il y avait un espace qu’une certaine honnêteté interdisait de franchir. C’est pourquoi, en dépit de l’agacement que m’inspiraient le caractère obtus et besogneux de l’exercice, mais aussi l’idée que deux « geeks » puissent revendiquer avec tant d’ingénuité leur absence complète d’intérêt pour les textes qu’ils prétendaient corriger et leur ignorance quasi totale des corpus dans lesquels ils s’inscrivaient, je me prenais à rêver d’une version vraiment intelligente des Impostures intellectuelles, une version écrite par quelqu’un de « notre bord », sans me rendre compte que deux autres compères l’avaient déjà fait à une époque où j’étais encore trop jeune pour m’intéresser au débat : c’était, sur un mode plus sournois et dans un style plus enlevé, La pensée 68. Ainsi, au cœur des années uploads/Litterature/ during-verite-et-imposture-au-sens-extra-pdf.pdf

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