Texto ! Textes et cultures, vol. XIX, n° 3 (2014) Michel Ballabriga Université

Texto ! Textes et cultures, vol. XIX, n° 3 (2014) Michel Ballabriga Université de Toulouse Jean Jaurès CPST/LERASS Une lecture de Recueillement de Charles Baudelaire Abstract : This analysis of Recueillement of Charles Baudelaire, based on the concepts and tools of the semantics of the texts and supported on textometric investigations of Les Fleurs du Mal starting from Frantext, proposes to study the semantic structure of this sonnet and its dynamic effects of transition. The examination of the contents is prolonged by that of phenomena of expression, prosodic especially. The epistemological stake is that of semantic complexity and rhetoric. Key words : structure and transformation – transition – chiasmus – metric and prosody – nuance – semantic complexity and rhetoric – local and global. Résumé : Cette analyse de Recueillement de Charles Baudelaire, fondée sur les concepts et outils de la sémantique des textes et appuyée sur des investigations textométriques des Fleurs du Mal à partir de Frantext, se propose d'étudier la structure sémantique de ce sonnet et ses effets dynamiques de transition. L'examen du contenu se prolonge par celui des phénomènes d'expression, prosodiques surtout. L'enjeu épistémologique est celui de la complexité sémantique et rhétorique. Mots-clés : structure et transformation – transition – chiasmes – métrique et prosodie – nuance – complexité sémantique et rhétorique – local et global Cette analyse, relevant d'un point de vue interprétatif, est étayée notamment, sans les exhiber, sur des outils linguistiques, sémantiques et sémiotiques. Elle est complétée, plutôt qu'assistée, par des investigations textométriques (Frantext) et se propose d'étudier certaines transformations textuelles, souvent peu perceptibles ou silencieuses comme dirait F. Jullien, qui pourraient rendre compte de la complexité d'un texte simple. Différentes éditions des Fleurs du Mal ont été consultées : Les Fleurs du Mal dans Le livre de poche (LGF) 1972 - Les Fleurs du Mal chez Garnier, édition d'Antoine Adam 1961/1968 – Les Fleurs du Mal dans Oeuvres complètes de la Pléiade 1961, éd. Y.-G. Le Dantec, complétée et présentée par Claude Le Pichois. Le corpus Fleurs Du Mal de Frantext s'appuie sur les éditions 1857, 1861, 1866, 1868 de la Librairie Générale Française. Pierre BRUNEL signale (p. 160 de l'ouvrage cité dans la bibliographie) que Recueillement est un poème tardif qui attendra l'édition posthume de 1868 pour entrer dans Les Fleurs du Mal. A. Adam (éd. Garnier) note, p. 447 : « A aucun moment peut-être Baudelaire ne s'était senti aussi seul <...> Le 6 mai il écrivait à sa mère : '' je suis seul, sans amis, sans maîtresse, sans chien et sans chat, à qui me plaindre '' <...> Recueillement est d'abord le cri de douleur du solitaire. Une heure pourtant de ses journées lui apportait un apaisement. C'était le soir etc. ». Cet éclairage biographique sur la totale solitude du poète au moment de ce poème a son intérêt, car le rapport entre la vie et la création tout de même ne doit pas être négligé. Texto ! Textes et cultures, vol. XIX, n° 3 (2014) Recueillement 1 Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. 2 Tu réclamais le Soir; il descend; le voici; 3 Une atmosphère obscure enveloppe la ville, 4 Aux uns portant la paix, aux autres le souci. 5 Pendant que des mortels la multitude vile, 6 Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, 7 Va cueillir des remords dans la fête servile, 8 Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici, 9 Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, 10 Sur les balcons du ciel, en robes surannées; 11 Surgir du fond des eaux le Regret souriant; 12 Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, 13 Et, comme un long linceul traînant à l'Orient, 14 Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche. Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, CLIX Remarque : Tout un travail serait à faire sur la ponctuation de ce texte en rapport avec ses possibles effets de sens et en comparant avec plusieurs éditions. Ainsi, le vers 2 se termine par deux points dans la Pléiade et un point et virgule dans les autres éditions consultées : l'effet de sens n'est certainement pas le même et il faudrait recourir aux manuscrits. Cet aspect n'est pas abordé ici. C'est un des plus beaux textes de la langue française à mon avis et P. Valéry lui a décerné un compliment complexe : « Sur les quatorze vers du sonnet Recueillement, qui est une des plus charmantes pièces de l’ouvrage, je m’étonnerai toujours d’en compter cinq ou six qui sont d’une incontestable faiblesse. Mais les premiers et les derniers vers de cette poésie sont d’une telle magie que le milieu ne fait pas sentir son ineptie et se tient aisément pour nul et inexistant. Il faut un très grand poète pour ce genre de miracles. » (“ Situation de Baudelaire ”, p. 610, in Variété, tome 1 des Oeuvres de P. Valéry in La Pléiade, Gallimard 1957/1968). C'est un plaisir et une fascination de longue date qui m'ont incliné à l'analyse de ce texte, analyse qui voudrait en augmenter et en faire partager le plaisir. La première lecture au sens commun de ce terme - laquelle est déjà une interprétation - est limpide, simple ; mais – sans du tout vouloir opposer (contraster) surface et profondeur (et verser dans la dichotomisation) - on peut se demander si cette simplicité n'est pas, ici du moins et dans le genre poétique, l'effet de complexités réglées d'expression et de contenu orientant vers une sorte de lectio difficilior - toute relative - que tentera de construire une interprétation plus experte 1. Cette dernière, on le verra, s'appuie sur la possibilité - voire la nécessité transitoire - de décrire un texte seul - ce qui s'est souvent fait d'ailleurs dans les études littéraires - envisagé alors comme globalité locale, en recourant à la comparaison interne, intratextuelle : la comparaison n'est pas réservée aux études intertextuelles ; la dichotomie guette là aussi entre texte et intertexte, global et local, description et comparaison. La distinction global et local, plus que de la dichotomie ou du simple rapport englobant/englobé, relève d'une complexité qui relativise et dialectise ces notions. Toutefois, j'ai utilisé Frantext - qui n'est bien sûr qu'un corpus de référence, non 1 Lectio facilior/difficilior : termes empruntés au domaine philologique et concernant l'établissement matériel du texte (appuyé forcément sur de l'interprétation) et rapportés ici à l'interprétation proprement dite qui, elle, ne disqualifie pas la première interprétation mais tente de l'approfondir dans une lecture savante. Texto ! Textes et cultures, vol. XIX, n° 3 (2014) exhaustif, et se pose la question de sa représentativité pour la littérature même – pour procéder à des interrogations sur quasiment toutes les occurrences du texte rapportées à l'ensemble des Fleurs du Mal2, en recourant aux formes fléchies pour N (nom), Adj. (adjectif) et V. (verbe) dans la recherche du nombre des occurrences, pour établir les fréquences ; les co-occurrents apparaissent aisément dans la visualisation assez large des résultats - et je me suis rapporté aux éditions papier. Ici la textométrie apporte des confirmations, des précisions, des éclairages - précieux certes - à une étude qui se tient elle-même toutefois ; la puissance et les services que rend la textométrie sont incontestables, mais celle-ci est un outil et, surtout, son usage ne périme pas les questions de méthodologie et d'épistémologie et ne doit pas les occulter3. Ce sonnet, rapporté à l'ensemble des Fleurs du Mal, contient beaucoup de mots très peu fréquents et des hapax : de mot, de syntagme, d'emplois... la notion d'hapax doit être étendue à toutes sortes de formes. Cela a confirmé mon sentiment d'une pièce à part. Voici quelques exemples variés tirés du repérage complet (entre parenthèses le nombre d'occurrences) : Recueillement est un hapax (ainsi que arche – début/vers la fin du poème) ; ? hapax de sois sage et de tiens-toi plus tranquille ; hapax de la majuscule pour Soir ; atmosphère (3) ; ville n'a que 7 occurrences et elle est pourtant très présente chez Baudelaire ; paix apparaît 3 fois, avec ici un sens bien différent, unique, par rapport aux deux autres occurrences (dors en paix c'est-à-dire requiescas in pace dans Une martyre) ; multitude (2) ; 4 occurrences intéressantes de fouet : Une gravure fantastique – sens littéral, il s'y agit de l'attribut d'un cavalier allégorique ; Comme un bétail pensif de Femmes damnées – sens littéral renvoyant à des pratiques sado-masochistes ; le Voyage : « Le poison du pouvoir énervant le despote/Et le peuple amoureux du fouet abrutissant » - sens figuré ; et Recueillement où on a un sens figuré; servile (2, dont servile bourreau in L'examen de minuit) ; loin (28) est valorisant ; eux (11) est quasi-exclusivement dévalorisant ; balcon (4), avec trois sens littéraux au singulier et un figuré au pluriel dans notre poème ; suranné (3) ; surgir (3) ; regret (3, contre 22 pour le remords) ; regret souriant : hapax chez Baudelaire et 4 occurrences dans Frantext intégral : Baudelaire, puis des auteurs uploads/Litterature/ recueillement-final.pdf

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