«ROYAUME DE PRÊTRES (EX 19:6)» : UNE THÉOLOGIE DE LA PARTICIPATION ? Charles-An
«ROYAUME DE PRÊTRES (EX 19:6)» : UNE THÉOLOGIE DE LA PARTICIPATION ? Charles-Antoine FOGIELMAN Collège des Bernardins, Paris fogielman@orange.fr Introduction Le sacerdoce commun de tous les fidèles baptisés est indéniablement l’un des points sur lesquels la constitution dogmatique Gaudium et Spes a suscité les commentaires les plus variés. Sur la formulation de l’article 10, qui veut que ce sacerdoce commun diffère du sacerdoce ministériel « en nature, et non seulement en degré» (essentia, et non gradu tantum), le débat n’est pas clos: faut-il entendre le non tantum comme exclusif, c’est-à-dire que la différence d’essence est affirmée, et celle de degré, niée ? Cela irait à l’encontre de la dynamique du paragraphe. Ou bien faut-il le comprendre comme inclusif, ce qui impliquerait que ces deux différences existent de façon concomitante, mais n’explique pas comment deux choses de nature différente peuvent être placées sur une même échelle? Une réponse définitive à cette question est bien entendu hors de la portée d’un bref article; mais en précisant d’abord le sens littéral exact des passages bibliques (notamment Ap 1:6 et 1P 2:9) offerts comme fondement scripturaire par Gaudium et Spes, ainsi que leur réception par les premiers commentateurs, on pourra déjà obtenir un aperçu de la direction à prendre pour résoudre cette apparente aporie. Le «peuple de prêtres» d’Ex 19:6 La formule d’Ap 1:6 et 5:10, «Il a fait de nous un royaume et des prêtres (basileian, iereis / basileian kai iereis)» et celle de 1P 2:9, « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal (basileion ierateuma), une nation sainte», renvoient toutes deux à Ex 19:6, qui selon le texte massorétique1 déclare «Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres (mamlekhet kohanim), une nation sainte». Cependant, la formulation n’est pas tout à fait la même dans ces passages néotestamentaires que dans le texte hébreu ; ils sont plus proches de la Septante et des diverses traductions araméennes, où il n’est pas question d’un «royaume de prêtres», mais respectivement d’un «sacerdoce royal» et «de rois et de prêtres»2. Le texte de l’Apocalypse, d’abord, se situe dans la même lignée que la Peshitta3 de l’Ancien Testament, qui traduit malkuto wkohne («un royaume et des prêtres»). Les Targums disent tous les 1 Sic en PsJn. TF et Nf.; Onk. omet la conjonction. 2 La version du texte hébreu standardisée par le judaïsme rabbinique en Galilée à partir du VIIe siècle après J.-C. Dans l’Antiquité, des versions du texte légèrement différentes circulaient aussi. 3 La Peshitta est la traduction syriaque de la Bible la plus diffusée. Elle est utilisée dans la liturgie des Églises de cette langue. Pour l’Ancien Testament, elle est apparemment l’œuvre de traducteurs juifs travaillant aux environs de 50 ap. J-C, sous les ordres du roi Agbar V d’Édesse: cf. Dirksen 1993. quatre malkin wkohnin («des rois et des prêtres»)4. Pour ces traductions araméennes, il n’y a donc pas de «royaume de prêtres»: «pouvoir royal, prêtres, et peuple saint» sont trois éléments d’une énumération. Quant à la Septante, il est probable que son texte source ait lui aussi comporté une liste à trois termes et non un état construit. En effet, il n’y a pas à considérer basileion comme un adjectif qualifiant ierateuma5 ; malgré la légère anomalie que constitue l’absence de coordination entre les deux premiers termes de l’énumération, il faut bien mettre des virgules et lire basileion, ierateuma, kai ethnos agion (un pouvoir royal, un corps sacerdotal, et un peuple saint). Cela devient clair si l’on compare avec la formulation de 2Ma 2:17 (to basileion kai to ierateuma: le pouvoir royal et le sacerdoce). Vu cette convergence, le texte sur lequel travaillaient les traducteurs araméens était probablement différent de celui que transmettent nos manuscrits massorétiques, et ne comportait donc pas la difficulté principale de ce verset, qui est de savoir comment le peuple d’Israël peut être qualifié de «royaume de prêtres», alors que ces derniers n’en forment qu’une sous-partie. Dans le texte que les traducteurs avaient à leur disposition, comme souvent dans les livres du canon hébreu, il était question tout simplement «des prêtres et du peuple»6 qui mis ensemble formaient la nation d’Israël, en tant que parties distinctes et même antithétiques, tout comme «la terre et le ciel» sont nommés ensemble pour désigner l’ensemble du cosmos, en tant que parties constitutives de celui-ci. On trouve aussi en Jérémie notamment la tripartition «princes, prêtres et peuple»7. On est en droit alors de se demander quelle version est antérieure ; celle que traduisent les différentes versions ou bien le texte massorétique8 ? Il est plus probable que le substrat des versions, qui s’aligne avec la terminologie des autres livres bibliques, soit l’original, et qu’il ait été question au départ de «rois, prêtres et peuple saints» (avec l’adjectif en facteur commun). Comme le fait remarquer William Propp9, l’expression mamlekhet kohanim est unique dans la littérature biblique ; quant au terme mamlakhah (royaume), il n’est jamais utilisé par métonymie pour désigner le peuple ou la nation. En revanche, on n’a pas de peine à imaginer ce qui pourrait avoir motivé le changement en amont de la fixation du texte massorétique : à la fois une plus grande mise en relief des prêtres par rapport aux autres castes, et une volonté de se démarquer des peuples environnants. La tripartition entre princes, prêtres et reste du peup;e devait sembler par trop semblable aux catégories en vigueur chez les maîtres de l’empire perse, dont la Judée fut une province durant l’ultime période de rédaction du texte du Pentateuque, lors de la fixation du canon. Dans l’Avesta10, 4 Sic en PsJn. TF et Nf.; Onk. omet la conjonction. 5 Cf. Elliot 1966. 6 Ainsi en Ex 19:24, Lv 16:33, 2Ch36:14, Es 7:16, Jr 19:1, Za 7:5… En Jr 31:14, l’opposition prêtres/peuple suffit à fournir au verset le parallélisme nécessaire au genre poétique. 7 L’occurrence la plus claire est en Jr 1:18. 8 Il aurait été intéressant de connaître la leçon des manuscrits de Qumrân ; malheureusement, tous sont lacunaires sur ce passage. 9 Propp 2006, p. 157. 10 L’Avesta est toujours le livre saint des Zoroastriens, présents en Iran et dans l’ouest de l’Inde. Il est composé d’hymnes et de textes de législation religieuse, écrits en deux vagues, la première vers le milieu du IIe millénaire av. J.-C. en langue Gâthique ou Vieil-Avestique (langue iranienne proche du Sanskrit védique), la seconde vers le VIIe-VIe siècle av. J.-C. en Jeune Avestique. La majorité des iranistes estime que la religion dont sont issus ces textes est proche voire identique à on lit par exemple : «Chaque prêtre, chaque guerrier, chaque laboureur… eux qui sont des modèles de sainteté»11 ; la sainteté est présentée comme une caractéristique naturelle de ces castes. Au contraire, le texte de Ex 19:6, tel qu’il se présente après la modification introduite par la tradition massorétique, fait de Dieu la seule source de cette sainteté : Et vous serez pour moi… De surcroît, la sainteté se trouve désormais en relation étroite avec l’état sacerdotal, au lieu qu’elle soit inhérente dans chaque classe de la société. Par ce renversement, le rédacteur de l’Exode fait de Dieu seul l’origine du caractère sacerdotal. Vu qu’aux IVe-IIIe siècles, quand ce changement pourrait être intervenu, les gardiens de la tradition textuelle qui aboutirait au texte massorétique sont les familles de prêtres, le but recherché était sans doute une survalorisation du sacerdoce : seul lieu où réside la sainteté, don direct de Dieu, et si d’aventure il se trouve quelque sainteté dans le peuple, c’est le don fait par Dieu aux Aaronides du charisme sacerdotal qui a rejailli quelque peu aussi sur ceux qui par chance se trouvaient alentour. Cependant, comme le fait remarquer la tradition rabbinique, ce verset n’en fonde pas moins une forme de démocratisation, ou de participation universelle à la dignité sacerdotale. Les commentaires juifs, en effet, mettent en évidence un double mouvement : d’une part, une forme de sainteté diffuse dans tout le peuple s’exprime en consécration sacerdotale en la personne des membres de la communauté où elle atteint une certaine densité critique. D’autre part, cette dignité sacerdotale, conférée d’en-haut, rejaillit sur tout le peuple et contribue à sa sanctification. Nahmanide (XIIIe siècle), par exemple, écrit au sujet d’Ex 19:6, «un royaume de prêtres, c’est-à-dire de serviteurs, et un peuple saint parce qu’ils s’attachent au Dieu saint»12, puis au sujet d’Ex 25:1, «un royaume de prêtres et une nation sainte, car voici qu’ils sont saints, et il convient qu’il y ait chez eux un Temple pour que Sa présence réside parmi eux»13. La tradition chrétienne, en revanche, insiste davantage sur le don particulier conféré aux prêtres par l’ordination ; le plus étonnant est d’ailleurs que les Pères aient eux aussi envisagé une participation de tout le corps ecclésial à une forme de sacerdoce, alors que le texte biblique à leur disposition se prêtait a priori bien moins facilement à une telle lecture. La réinterprétation du basileion hierateuma par les premiers siècles chrétiens Ni l’auteur de l’Apocalypse ni surtout celui de la première épître de Pierre, de fait, ne uploads/Litterature/ royaume-de-pretres-pdf.pdf
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- Publié le Jan 06, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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