118 AMIN MAALOUF: LE CHEMIN VERS L’AUTRE SE FAIT EN VOYAGEANT1 L’itinéraire com

118 AMIN MAALOUF: LE CHEMIN VERS L’AUTRE SE FAIT EN VOYAGEANT1 L’itinéraire comme stratégie de reconfiguration identitaire MARIA JOSÉ CARNEIRO DIAS FLUP dias.mariajose@gmail.com Résumé : Préoccupé par les essentialismes ségrégationnistes qui déchirent les communautés, Amin Maalouf s’est engagé à faire de la littérature un médiateur entre cultures et à s’offrir lui- même comme passeur de frontières, prise en compte sa condition d’écrivain déterritorialisé, frontalier et minoritaire, élevé dans la confluence de la culture arabe et européenne. Pour lui, les frontières entre la fiction et l’essai, comme d’autres dans sa vie, sont floues et perméables, permettant un tissage interculturel générateur de réflexion et de reconfiguration de mondes. Prenant le voyage comme une opportunité de reconfiguration identitaire, cet écrivain fait de l’itinéraire un thème majeur de sa fiction, car il permet l’ouverture à l’autre, il offre la possibilité de se décentrer et de changer de point de vue. Mots-clés : Identité ; Voyage ; Relation ; Déterritorialisation ; Reterritorialisation. Abstract: Worried by the segregationist essentialisms that tear communities apart, Amin Maalouf has been using literature as an intercultural bridge builder, and assuming himself as a mediator, considering his condition as a deterritorialized and minority border-crossed writer, in the interchange of the Arabian and the Western culture. For him, the frontiers between fiction and essay, as many others in his life, are faint and permeable, giving way to an intercultural plot which generates reflection and new world configurations. For this writer, who takes travelling as an opportunity for an identitary reconfiguration, the itinerary is a major topic in his fiction for its relational and decentralizing potentialities as well as for the perspective displacement it allows. Keywords: identity - travel - relation - deterritorialisation - reterritorialisation 1 - Ce texte est une réflexion remaniée à partir de ma thèse de Master élaborée sous l’orientation de Mme le Professeur Ana Paula Coutinho, et présentée à la Faculté de Lettres de l’Université de Porto, en décembre 2009, qui portait le titre Amin Maalouf : a literatura como mediação entre o Oriente e o Ocidente. 119 Je suis d’ici et de là-bas et d’ici, C’est mon cri de nouveaux mondes. C’est au-delà des marées que l’on disperse le sel. C’est pour l’homme qu’il faut crier la rencontre. Khal Torabully, Mes Afriques, mes ivoires. Être d’ici et de là-bas et d’ici, voilà la condition des millions de personnes qui, de nos jours, traversent la planète en quête de nouveaux horizons, surtout professionnels. Pour eux, la notion de frontière est devenue très floue et le concept de mondialisation peut-être se dissout-il naturellement dans le quotidien difficile de leurs vies où s’effacent souvent leurs rêves et leurs identités de départ. La construction et la reconfiguration identitaires sont à l’ordre du jour et ne peuvent se concevoir hors du monde multi et interculturel où nous vivons et où, soit au niveau des comportements et des attitudes individuelles, soit par l’effort de quelques institutions, se produit un appel constant à l’ouverture à l’autre et au partage. La littérature, traçant un pont symbolique entre l’homme et le monde, permet de dépasser les frontières nationales et s’offre comme un élan privilégié d’ouverture au dialogue interculturel et à la construction d’une conscience de citoyenneté plus élargie, voire universelle, permettant, par la multiplicité de situations et de caractères qu’elle met en jeu, une plus vaste compréhension de l’être humain et de sa contingence et condition dans ce monde turbulent et inquiet. Tendre vers l’universalité est, selon Todorov, accomplir notre vocation d’humanité (Todorov, 2007: 78), ce qui s’avère comme un binôme axial dans une approche à la question de l’inter-culturalité, ce mouvement désirable d’intégration, de dialogue, d’intercompréhension et d’harmonisation des différences culturelles dans un tout multiforme et multivoque. Que les hommes puissent s’y reconnaître égaux dans leur humanité, et citoyens d’une Terre Patrie telle que la conçoit Edgar Morin (Morin, 2007: 46), voilà l’objectif qu’aimeraient voir achevé les auteurs déplacés, voire même déterritorialisés, qui s’efforcent de construire des ponts de dialogue interculturel, utilisant la littérature comme une sorte de franc-parler. Ebranlés dans leurs fondements 120 culturels par l’expérience du déplacement physique ou d’expériences de vie décentralisatrices, les écrivains déterritorialisés sont naturellement ouverts à des regards multiples sur le monde. Conditionnés au distancement des modèles culturels qui les ont formatés, ces auteurs s’ouvrent à de nouvelles conceptions du monde et de la vie et peuvent, dans cet exercice, se reformuler et fournir à d’autres personnes, comme leurs lecteurs, par exemple, des plateformes différentes d’observation du monde et de sa reconfiguration. Situés dans l’Histoire mais agissant en plusieurs fronts simultanément en raison de leurs appartenances multiples, les auteurs déterritorialisés sont dans une position privilégiée pour faire de leurs propres expériences de vie un exercice d’interpellation au lecteur. Scindés par l’expérience de déplacement, poussés par le désir de narration (Bhabha, 2007: 25) qui leur territorialise l’existence, et voulant faire de leur condition une plus-value pour une société plus harmonieuse et transactionnelle, les écrivains déterritorialisés oscillent fréquemment entre l’essai et la fiction. C’est le cas d’Amin Maalouf. Préoccupé par la turbulence mondiale actuelle, les manifestations de plusieurs extrémismes et une tendance croissante, dans quelques secteurs sociaux, à l’essentialisme, Amin Maalouf s’est engagé, depuis quelques années, dans une sorte de croisade contemporaine contre les ferveurs identitaires qui ravagent des communautés et tournent l’être humain contre son prochain. Né à Beyrouth, le 25 février 1949, d’une famille arabe et chrétienne, traversé par des lignes de fracture ethniques, linguistiques, religieuses et culturelles, Amin Maalouf s’est installé à Paris en 1976, quand la guerre du Liban a éclaté. Traduit en plus de vingt langues, ayant reçu de nombreux prix et en 2009 accueilli comme membre de l’Académie Française, Amin Maalouf, qui est devenu célèbre par Les croisades vues par les arabes, se partage entre la fiction, l’essai et les livrets d’opéra, mais sa préférence réside dans la fiction, par la médiation symbolique qu’elle permet et par la responsabilité sociale et humaniste qu’il attribue au roman. 121 Être frontalier entre cultures, Maalouf partage avec d’autres écrivains déterritorialisés le potentiel d’agent interculturel, germinateur de réflexion et de reconfiguration de mondes. Ses histoires se déroulent au Moyen Orient et ses personnages oscillent toujours entre deux mondes, l’oriental, marqué par l’aveuglement séculaire des sociétés arabes, et l’occidental, attaché à l’avidité séculaire des grandes puissances. C’est ce sort partagé que l’auteur dénonce dans son essai Le Dérèglement du Monde (Maalouf, 2009: 26s), dans une analyse quelque peu généraliste et parfois même manichéenne, mais compréhensible étant donné son parcours de vie, divisé entre la culture arabe et l’européenne. Pour Maalouf, les hommes se définissent par un itinéraire, ce qui explique l’insistance sur le thème du voyage en tant qu’expérience décentralisatrice, passible de reconfigurer ou de re-territorialiser les sujets sur des plateformes de conciliation et d’équanimité. C’est ainsi que l’auteur rejette fermement le terme Racines pour parler de ses ancêtres et préfère celui d’Origines, option qu’il explique dans l’incipit de son roman Origines : la racine nourrit l’arbre, mais elle le retient au sol ; le terme origine échappe à cette relation de chantage : Je n’aime pas le mot « racines », et l’image encore moins. Les racines s’enfouissent dans le sol, se contorsionnent dans la boue, s’épanouissent dans les ténèbres ; elles retiennent l’arbre captif dès la naissance, et le nourrissent au prix d’un chantage : « Tu te libères, tu meurs ! » Les arbres doivent se résigner, ils ont besoin de leurs racines ; les hommes pas. (Maalouf, 2004: 7) Cette conception d’identité relationnelle et dynamique nous renvoie à la pensée rhizomatique développée par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux (1980) qui s’ouvre et se libère en dissémination fulgurante, permettant, comme souligne Glissant, d’« ouvrir relation » sans la contrainte de la racine unique mais sans, pour autant, renoncer à la nourriture ou aux ressources du sol fondateur (Glissant, 1997: 21). Cet auteur introduira à ce sujet la notion d’errance qui oriente, à travers la « pensée de la trace », par opposition à la « pensée de système » (idem: 18): « La trace, c’est manière opaque d’apprendre la branche et le vent : être soi dérivé à l’autre » (idem: 20). 122 Or, l’option terminologique de Maalouf semble dériver de ces conceptions-là, même si l’on considère dans Origines la mention fréquente de l’Arbre, une œuvre qui esquisse la généalogie des Maalouf depuis les temps les plus anciens jusqu’au début du XXe siècle (Maalouf, 2004: 48). Il y a, dans Origines, un gage bien clair de considérer la famille comme une entité dynamique, libérée d’atavismes cristallisateurs d’action. En préférant le terme « origines », le chemin est ouvert au changement, à l’autonomie, à des parcours innovateurs en puisant sa force dans un sol fondateur : La sève du sol natal ne remonte pas par nos pieds vers la tête, nos pieds ne servent qu’à marcher. Pour nous, seules importent les routes. (…) A l’opposé des arbres, les routes n’émergent pas du sol au hasard des semences. Comme nous, elles ont une origine. Origine illusoire, puisqu’une route n’a jamais de véritable commencement ; avant le premier tournant, il uploads/Litterature/ ecrits-sur-amin-maalouf.pdf

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