1 De la plume au clavier : Est-il toujours utile d’enseigner l’écriture manuscr

1 De la plume au clavier : Est-il toujours utile d’enseigner l’écriture manuscrite ? Jean-Luc Velay(1), Marieke Longcamp(1) & Marie-Thérèse Zerbato-Poudou(2) (1) Institut de Neurosciences Cognitives de la Méditerranée (CNRS UMR 6193), 31 chemin Joseph Aiguier, 13402 Marseille cedex 20 (2) IUFM, Université de Provence, 63 La Canebière 13001 Marseille Résumé Quelle conséquences l’usage du clavier, qui change la relation entre le mouvement et la trace produite, aurait-il s’il devenait systématique pour apprendre à écrire ? Une étude d’imagerie cérébrale (IRMf) chez l’adulte montre qu’une zone corticale prémotrice, qui est activée pendant l’écriture, est aussi activée pendant la simple observation des lettres. Un certain nombre d’arguments nous permettent d’avancer l’idée que la lecture mettrait automatiquement en jeu une forme d’écriture interne. Dans une étude à l’école maternelle, nous avons comparé l’apprentissage traditionnel de la lecture/écriture et l’apprentissage avec un clavier. Après l’apprentissage, les enfants qui avaient appris à la main reconnaissaient mieux les lettres que ceux qui avaient appris au clavier. Parce que nous apprenons simultanément à lire et à former les lettres en les traçant, nos aptitudes à la lecture pourraient en partie dépendre de notre manière d’écrire. L’écrit face aux nouvelles technologies L’écriture dès son origine a été confrontée à la matière. Du roseau biseauté qui marquait l’argile, au clavier de l’ordinateur, en passant par le plomb du linotypiste et la plume du copiste, l’Homme a de tout temps dû inventer, pour écrire, des gestes, des techniques alliant fonctionnalité et économie [1]. Au fil du temps, le geste s’est peu à peu modifié; aujourd’hui, avec l’usage du clavier et de la souris, il devient de plus en plus virtuel. Le mode d’écriture (et de lecture ?) peut-être le plus pratiqué actuellement est l’écriture sur ordinateur, depuis l’essor des ordinateurs domestiques et l’avènement des logiciels de traitement de texte. De nombreuses études ont mis en évidence les changements induits par l’usage des outils informatiques sur notre façon d’écrire. Un des changements imposés par l’usage des 2 ordinateurs a peut-être moins retenu l’attention : il s’agit des modifications d’écriture liées à l’usage du clavier. Le clavier modifie drastiquement le geste d’écriture et ses corrélats sensorimoteurs. Cela a probablement des conséquences chez les personnes qui écrivent très souvent au clavier au cours de leur activité professionnelle : quand elles sont amenées à écrire à la main, elles éprouvent souvent une certaine difficulté et l’aspect de leur écriture est parfois modifié. En dépit de cela, les conséquences du changement de mode d'écriture chez l'adulte, si elles sont avérées, peuvent probablement être considérées comme minimes. En revanche, il pourrait en aller tout autrement si les claviers étaient systématiquement utilisés par de très jeunes enfants. Or, l’utilisation dominante du clavier, qui est aujourd’hui limitée au adultes, pourrait demain s’étendre à des enfants très jeunes, avec l’introduction de plus en plus précoce de cet outil à l’école. L’évolution des mentalités emboîtant le pas à celle des techniques, certains jusqu’au- boutistes n’hésitent pas à poser la question : « pourquoi ne pas apprendre à écrire directement au clavier ? ». Posée aussi brutalement, cette question choque et provoque dans un premier temps des réactions violentes ; la plupart d’entre nous considèrent comme une régression l’éventuelle disparition d’une activité comme l’écriture manuscrite, qui est le fruit d’une lente évolution technique, culturelle, sociale et peut-être biologique. Ensuite, on se rassure en se disant que ça n’est pas pour demain. Mais il ne faut pas sous-estimer les pressions techniques et surtout économiques qui induisent de nouveaux comportements. La même évolution s’est produite par exemple pour le dessin industriel, où les pratiques actuelles, grâce aux nouvelles technologies (conception assistée par ordinateur ou CAO), se différencient très fortement des anciennes, notamment parce que l’activité manuelle y est très grandement éliminée [2]. On doit s’interroger sur la réduction de l’activité manuelle imposée 3 par ces nouveaux outils, réduction qui pourrait conduire à un appauvrissement des représentations spatiales pour les utilisateurs. En serait-il de même si le stylo cédait peu à peu la place au clavier ? C’est un problème qui préoccupe aujourd’hui les pédagogues. Les changements ne concerneraient-ils que la forme ou bien toucheraient-ils à la nature même de l’écrit, à la représentation interne que nous en avons ? Quelles répercussions auraient-ils sur les aptitudes à la lecture ? Derrière ces questions théoriques des relations entre lecture et écriture se dissimule celle, toujours très sensible, de l’illettrisme. Quoi qu’il en soit, on peut s’interroger sur la pertinence des méthodes d’apprentissage de l’écriture qui, jusqu’à un passé très récent, imposaient un certain type de rapports avec l’écrit. Cette interrogation des sciences de l’éducation évoque deux questions importantes des neurosciences cognitives: - celle du rôle cognitif de la motricité, - et celle de la représentation cérébrale du langage écrit. Les mouvements structurent les représentations spatiales Percevoir de façon cohérente les relations spatiales entre les divers éléments du monde qui nous entoure ne nous est pas donné à priori : cela doit s’apprendre au cours de l’enfance. C’est pendant cette période de développement que se mettent en place les représentations spatiales qui serviront ensuite au décodage des signaux sensoriels. Les mouvements volontaires, et en particulier les mouvements de manipulation, jouent un rôle déterminant dans ce processus. Comme le souligne Paillard [3], « L’appareil moteur des organismes apparaît comme une structure assimilatrice, transformatrice et génératrice d’ordre spatial. ». 4 Certaines propriétés des objets nous sont accessibles par la vue (forme, couleur, taille), d’autres par le toucher (texture, température...), ou par l’ouie. Certaines propriétés sont accessibles par plusieurs modalités sensorielles (localisation, taille, texture, etc.) alors que d’autres le sont seulement par une modalité (la couleur pour la vision ; la température pour le toucher). Selon le point de vue Piagetien, toutes ces données sensorielles seraient associées dans l’espace et dans le temps par la manipulation active des objets. En outre, les mouvements apportent des informations supplémentaires sur les objets (poids, taille, …). Au cours de la petite enfance, nous apprenons à associer les différents attributs qui caractérisent un objet avec les mouvements qui permettent d’agir sur lui, de façon à construire une représentation cohérente et unifiée de cet objet. Le support de cette représentation serait un réseau plurimodalitaire (visuel, tactile, sensorimoteur,…) constitué de neurones situés dans différentes régions cérébrales et activés simultanément. Une fois ce réseau structuré, une seule des entrées participant à sa mise en place (par exemple la vue d’un objet) suffirait à réactiver la totalité du réseau [4]. A l’appui de cette hypothèse, et grâce à la technique de l’imagerie cérébrale qui permet d’étudier l’activité du cerveau pendant des tâches motrices, perceptives et cognitives, on a pu montrer que la simple présentation visuelle d’objets manipulables activait des zones cérébrales impliquées dans les activités motrices, alors qu’aucun mouvement n’était effectué [5]. Ces résultats obtenus chez des sujets sains sont à rapprocher de certaines observations cliniques. En effet, des lésions cérébrales peuvent parfois provoquer une incapacité à reconnaître les objets non manipulables, alors que les objets manipulables continuent à être reconnus [6]. Parfois, lorsqu’ils ne sont pas identifiés à la simple présentation visuelle, ils peuvent l’être si l’on autorise le patient à les manipuler. Celui-ci utilise alors les connaissances procédurales qu’il a conservées sur l’objet pour retrouver son nom [7, 8]. Tout 5 se passe comme si la représentation des objets manipulables comprenait une composante sensorimotrice, qui serait utilisée pour les reconnaître ou pour les nommer. Mouvements et représentation de l’écrit Les caractères ne sont pas des objets mais ce sont des signes qui sont étroitement et spécifiquement associés aux mouvements qui permettent de les former. De ce point de vue, les symboles les plus pertinents sont probablement les idéogrammes chinois ou japonais, qui sont très nombreux et visuellement complexes. Les traits composant chaque idéogramme doivent être écrits dans un ordre précis et rigoureusement codifié. Savoir lire les idéogrammes ‘kanji’ demande aux jeunes japonais de nombreuses années d’apprentissage, au cours desquelles la méthode utilisée pour les mémoriser est l’écriture très répétitive sur le papier ou même avec le doigt, sur la table ou dans l’air. Cette méthode d’apprentissage a une conséquence : souvent, lorsqu’un lecteur japonais hésite devant un caractère complexe, il fait appel au ‘Ku-sho’ (‘écrire avec le doigt en l’air’) pour retrouver sa signification [9]. En d’autres termes, il trace en l’air les traits constitutifs du caractère, dans l’ordre approprié, et sa signification lui revient en mémoire. C’est semble-t-il un des moyens mnémotechniques les plus populaires parmi les japonais [10]. Comme pour la reconnaissance des objets, les données cliniques sur les troubles de la reconnaissance des lettres sont riches d’enseignement. Dans certains cas d’alexie, c’est-à-dire lorsque des patients porteurs d’une lésion cérébrale deviennent incapables de reconnaître des lettres ou des mots, la reconnaissance des lettres est parfois améliorée si le patient est autorisé à les écrire, ou simplement à les tracer du doigt [11, 12, 13]. Cette ‘facilitation kinesthésique’ a été employée comme technique d’amélioration de la lecture chez des patients alexiques 6 [13]. L’ensemble de ces données suggère que, comme les objets manipulables, les lettres seraient représentées au sein de notre cerveau, non uploads/Litterature/ ecriture-manuscrite-pdf.pdf

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