MIRBEAU ET L’ALIÉNATION DANS LE CALVAIRE, L’ABBÉ JULES ET SÉBASTIEN ROCH Le ter

MIRBEAU ET L’ALIÉNATION DANS LE CALVAIRE, L’ABBÉ JULES ET SÉBASTIEN ROCH Le terme aliénation est apparu en français vers le XIIIe siècle, ce mot est riche d’une longue histoire. Il est utilisé dans les domaines les plus divers : droit, philosophie, psychologie, psychiatrie, sociologie et politique (sans parler de la littérature fantastique, où l’alien est un extraterrestre. L’ancien français et l’anglais alien ont d’ailleurs, le sens d’étranger). Il vient du latin alius (autre), qui lui-même est à relier au grec allos (par exemple : Allogène). Au Moyen Âge, le mot français aliéner reste proche de son sens latin (rendre autre et de là, vendre – cf. biens inaliénables – Alienus signifiait ce qui appartient à autrui (autrui ayant, d’ailleurs, la même étymologie que alius.) Au fil du temps, le mot prendra une coloration péjorative – ce qui est autre ou appartient à un autre pouvant être perçu comme hostile ou inquiétant. La maladie mentale, ne permettant plus d’être soi-même, deviendra donc une aliénation (dès le début du XIXe siècle les médecins de l’esprit sont appelés les médecins aliénistes, puis les aliénistes). Dans ce sens, le mot aurait disparu aujourd’hui s’il n’avait été maintenu en vie par les romanciers, par exemple l’Américain Caleb Carr dans son roman L’Aliéniste paru en 1994 et traduit en français en 1999. Puis les philosophes et les politiques – Marx, par exemple – étudient vers la même époque une autre aliénation, celle qui asservit l’être humain pour des raisons sociales, économiques ou religieuses. L’aliénation est, dès lors, perçue comme un système qui bride la liberté. Ce concept pour le moins flottant, doit donc toujours être replacé dans son contexte historique. Le thème de l’aliénation paraît, par exemple, central dans l’œuvre d’Octave Mirbeau, où il reflète certains aspects essentiels de la France de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. En effet, du Calvaire, le premier roman de Mirbeau publié en 1886, à Dingo (1913), son ultime opus, le thème de l’aliénation, surtout dans son sens économico-politique, c’est-à-dire quand l’aliénation est perçue comme une tension entre ce que désire chaque individu et ce que tente de lui imposer la société, est à la fois le leitmotiv et l’ossature des romans de cet écrivain. Par le biais des conditions sociales, économiques, politiques ou religieuses, l’individu est privé d’une partie de son humanité et se retrouve en quelque sorte asservi. Ce thème marxiste par excellence est le processus par lequel un être humain est rendu étranger à lui-même. Chez Mirbeau, le thème de la dépossession de soi apparaît notamment dans ses trois romans autobiographiques : Le Calvaire, Sébastien Roch et L’Abbé Jules. Comme le souligne Pierre Michel dans un entretien pour la Société des amis d’Octave Mirbeau : La vision tragique de la condition humaine est fondamentale chez Mirbeau pour qui la civilisation même est aliénante. L’homme est un être de nature qui pourrait se développer naturellement comme les animaux et qui est détourné de sa voie, qui est acculturé […] L’individu a perdu toute son humanité, toute son intelligence, toute sa sensibilité esthétique ; il a été écrasé, on l’a abimé. Quant à ceux qui ont conservé quelque chose de l’être humain qu’ils auraient dû être, il y a forcément l’inadaptation, l’inadéquation à la société et cela entraîne un mal-être. […] Il y a heureusement une façon positive de vivre ce mal-être, qui est la révolte ; et une autre qui est la création artistique […]. 1 En cela même, écrire constitue pour Mirbeau un acte politique face aux injustices et aux absurdités de la société. Comme le dit Pierre Michel, Mirbeau est « quelqu’un qui 1 Non paginé, p. 2, Entretien avec P. Michel, Angers le 25/06/2002. 1 apprend à vivre, qui apprend à voir les choses, à voir le monde, à voir les hommes, à voir la société sous un jour nouveau2 ». Étudier l’aliénation chez Mirbeau serait comme étudier le tragique de l’existence, la sienne et celle de ses personnages. Ce refus de croire aux duperies de la vanité humaine, Mirbeau l’a appris dès ses vertes années. On pourrait résumer l’œuvre de Mirbeau par le mot « passion », à l’image de ses engagements. Une colère permanente et rugissante qui gronde et transparaît dans toutes les facettes du personnage mirbellien. Après avoir lu L’Abbé Jules, Jean Lorrain imagine l’auteur comme : « un sceptique en deuil de lui-même, un brûlé de la vie, excédé et lassé des autres et de lui3 ». Chez Mirbeau, il y a des obsessions, des thèmes et des types de personnages récurrents. Les femmes ont un rôle particulier, les mères plus précisément. Presque toutes ont, au mieux, un instinct maternel défaillant. Les exemples foisonnent et se superposent presque à l’identique. Ce palimpseste de cruauté maternelle se décline dans chaque œuvre mirbellienne. La mère est toxique ou absente. Les génitrices semblent préparer l’avenir de leurs enfants, et en particulier celui de leurs filles, en les conduisant vers la déchéance, l’alcoolisme et la prostitution. Et quand elles échappent à ce schéma, elles sont pétries de bêtise et d’ignorance. Non que les pères – par le sang ou la fonction – s’en tirent mieux. Eux aussi ont, en général un rôle néfaste pour l’enfant. Dans Le Calvaire et Sébastien Roch, Mirbeau dénonce le conditionnement qu’ont les jésuites sur le cerveau de l’enfant : ils le conditionnent et le pervertissent. Cela est particulièrement vrai pour le père De Kern dans Sébastien Roch, pour celui de Jean Mintié dans Le Calvaire, un peu moins pour le père médecin du narrateur de L’Abbé Jules. Ce thème central de l’aliénation du père ou de la mère est fréquent chez Mirbeau, comme s’il constituait un processus de domination et d’asservissement de l’enfant. L’école et l’institution religieuse auront cette même fonction chez Mirbeau. L’enseignement obscurantiste et endoctrinant plonge l’enfant dans la nuit de l’esprit. Plus encore, l’aliénation s’empare peu à peu du corps. L’enfant devient l’objet sexuel d’un prêtre pédophile, dans Sébastien Roch, ou un corps tarifé utilisé à des fins d’exploitation dans Le Journal d’une femme de chambre. Chez Mirbeau, l’enfant est toujours soumis à un dressage moral et sexuel. Il voit dans les institutions religieuses des machines à broyer les volontés individuelles et à instaurer une sorte de totalitarisme. Ainsi l’élève Sébastien Roch, finit par être vidé de sa substance : Et ce travail sourd, continu, envahisseur, le Père de Kern en rendit complices le soleil, les brumes, la mer, les soirs languides, les nuits stellaires, toute la nature soumise comme une vieille matrone, aux concupiscences monstrueuses d’un homme. Tous les deux, elle et lui, ne s’adressèrent pas directement aux organes inférieurs de l’enfant, ils ne tentèrent pas d’exciter les appétits les plus grossiers qui dorment au fond des cœurs les plus purs. Ce fut par les plus belles, par les plus nobles qualités, par la générosité de son intelligence, par la confiance de son idéal qu’ils insinuèrent, goutte à goutte, le mortel poison. Ce moment était bien choisi pour ce viol d’une âme délicate et passionnée, sensitive à l’excès, environnée d’embûches tentatrices, attaquée dans les racines même de la vie intellectuelle. 4 Mirbeau prône alors l’anticléricalisme dans Sébastien Roch et L’Abbé Jules. Il écrit par exemple, que « […] le juge et le prêtre sont ces deux monstruosités morale : le juge veut imposer à la nature, on ne sait quelle irréelle justice, démentie par la fatalité des instincts, le prêtre, on ne sait quelle pitié baroque, devant la loi éternelle du meurtre […] 5 ». Le rouleau compresseur de la guerre de 1870 achève Sébastien Roch. En effet, cette guerre déclenche 2 Ibidem. 3 P. GLAUDES, « Octave Mirbeau, romancier, dramaturge et critique » in Littérature, n° 64, 2011, p. 6-7. 4 O. MIRBEAU, Sébastien Roch, Buchet/Chastel, -Société Octave Mirbeau, Paris, 2000, p. 652. 5 P. GLAUDES, « Octave Mirbeau, romancier dramaturge et critique », loc. cit. p. 5 et 9. 2 chez l’écrivain un élan anti militariste. Sébastien Roch se fait la voix du romancier lorsque Sébastien déclare, avant de partir au front : « Je ne sens pas du tout l’héroïsme militaire comme une vertu, je le sens comme une variété, plus dangereuse et autrement désolante du banditisme et de l’assassinat6. » Et : « J’ai remarqué que le sentiment patriotique est, de tous les sentiments qui agitent les foules, le plus irraisonné et le plus grossier : cela finit toujours par des gens saouls7. » Socialisme, anarchisme, anticléricalisme, Mirbeau mélange toutes ces notions sans pour autant s’en réclamer d’aucune. Il se rapproche plutôt d’un anarchisme individualiste, position qui serait, on peut le penser, la plus exempte de l’aliénation d’autrui. Or, Mirbeau est l’homme des contradictions profondes. Ainsi, se côtoient des notions telles que le naturalisme rousseauiste, où la nature joue un rôle prépondérant dans la nature humaine, qui jouxte un darwinisme forcené (instinct animal du meurtre), ou encore sa foi libertaire qui implique un minimum de confiance en l’homme, et qui entre en contradiction avec sa misanthropie. Enfin, son goût de la révolte annule son horreur du sang, de uploads/Litterature/ elise-fontvieille-mirbeau-et-l-x27-alienation-dans-quot-le-calvaire-quot-quot-l-x27-abbe-jules-quot-et-quot-sebastien-roch-quot.pdf

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