« Quant à l'enseignement secondaire des jeunes filles, il n'existe en principe
« Quant à l'enseignement secondaire des jeunes filles, il n'existe en principe aucune raison de lepriver des avantages du nouveau plan d'études », ainsi Léon Bérard, ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts du cabinet Poincaré, annonçait-il le 3 mai 1923, un des axes de sa réforme de l'enseignement secon- daire. « La cause du latin et du grec, poursuivait le ministre, a pu pâtir de certains arguments par lesquels on s'estavisé quelquefois de le défendre. Le noble but de ces disciplines n'estpoint de donner à l'esprit de l'élégance avec un certain agré- ment superficiel. C'est à la solidité, à la mesure du jugement qu'elles importent, car l'éducation humaniste tend essentiellement à favoriser le développement de l'esprit d'analyse, la vigueur, la précision et la clarté du raisonnement. Ce n'était donc pas se détourner de l'intérêt national leplus certain que d'accroître la part de la tradition classique dans l'enseignement secondaire, sans toutefois revenir aux exercicessurannés qui, jadis, compromirent les humanités »... propos que ne démentiraient sans doute pas les membres du SEL (Sauvegarde des enseignements littéraires), association à laquelle Jacqueline de Romilly donne aujourd'hui, comme on le verra à la fin de l'entretien reproduit ci-après, une grande part de son temps et de son énergie. Il est donc parfois advenu, en France, que des réformes du système éducatif se soient appuyées sur desprincipes clairs; il estplus rare qu'elles aient abouti aux résultats souhaités par leur promoteur - et davantage encore que ceux-ci se soient révéléspositifi : dans le cas de la réforme Bérard, les mesures arrêtées infléchirent en tout cas de manière déterminante le destin d'une jeune fille nommée Jacqueline David, qui fut parmi lespremières àpouvoir bénéficier de cette ouver- ture de l'enseignement du grec aux demoiselles. Passionnéepar cette langue et par l'étude des valeurs qu'elle servit àformuler, souvent pour la première fois dans l'histoire, et à véhiculerjusqu'à nous, cellequi deviendra Jacqueline de Romilly s'imposapar sa rigueur d'helléniste et son talent dëcrivain comme la spécialiste incontestée de Thucydide. Puis elle s'intéressaaux Tragiques, au regardporté par les Grecsde l'époque classique sur la douceur, la violence ou lepathétique, à la manière dont lesAthéniens du vesiècleavant notre ère ont réfléchi sur la loi et la démocratie, ces deux innovations fondamentales pour notre civilisation. Durant des années, l'helléniste n'a cesséd'éclairer de lumières nouvelles,par ses travaux érudits, l'histoire des idées et de lapensée grecques de l'âge classique, mais elle s'est aussi toujours souciée de pédagogie, de rendre accessibleau plus grand nombre les résultats de son travail de l'utilité que présentent, dans la cité de notre temps, les réflexions, les critiques, les débats de la cité grecque de Périclès ou d'Isocrate. Et aujourd'hui, cette lectrice inlassable des Grecs,dont la mémoire des textes, la vivacité toujours précise dans la répartie et l'alacrité dans le savoir, dont la simplicité, la clarté et la fermeté dans l'expression réjouissent autant qu'ils impressionnent, a vu son œuvre couronnée de la façon la plus éclatante qui se puisse imaginer. Professeur à l'Université de Lille, puis à celle de Paris, Jacqueline de Romilly fut, en 1973, la première femme titulaire d'une chaire au Collège de France puis, en 75, la première femme élue à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres - et la première encore, en 1987, à présider cette docte assemblée -, avant de l'être à l'Académie française en 1988, huit ans après Marguerite Yourcenar et deux ans avant Hélène Carrère d'Encausse. Docteur honoris causa de nombreuses universités, parmi lesquelles Athènes, Oxford ou Heidelberg, membre étranger de plusieurs académies à travers le monde, dont celle d'Athènes, Jacqueline de Romilly a reçu, pour son œuvre et entre autres récompenses, le prix Onassis pour la culture, a été décorée des plus hautes distinctions de la République française et de la Démocratie hellénique qui, en outre, a conféré la citoyenneté grecque à cette helléniste dont l'œuvre et les engagements n'ont cessé d'illustrer l'importance dans l'histoire de l'Humanité de l'émergence, en Grèce, de la citoyenneté. Qu'elle soit ici d'autant plus vivement remerciée de m'avoir accordé, le 14 janvier 2002, l'entretien qui suit - comme de la gentillesse et de la chaleur de son accueil. Olivier Delorme * • Agrégé d'histoire après une formation en histoire ancienne, archéologie et numismatique, Olivier Delorme a quitté la Grèce antique pour l'histoire contemporaine (directeur des études et recherches à l'Institut Charles de Gaulle puis éditeur à la Documentation française). A la suite de la publication de son premier roman, Les Ombres du levant, Paris, Critérion, 1996, il a passé deux ans sur une île du Dodécanèse (D~smos n° 2/hiver 2000, pp. 77-90). Il collabore depuis régulièrement à notre revue, assure une conférence d'histoire des rela- tions internationales à l'lEP de Paris et vient de publier, aux Éditions H&O, son deuxième roman, L~Plongeon, dans lequel un mythe antique réinvenré donne la clé du destin des personnages contemporains (bonnes pages publiées dans Desmos, n° 9/2002, pp. 96-101). Olivier Delorme: Ce numéro de la revue Desmos, qui s'intéresse habituelle- ment à la Grèce moderne, est axé sur la manière dont l'héritage de la Grèce antique peut servir à la compréhension du monde présent. Si vous le voulez bien, c'est donc sur les liens entre votre œuvre, vos engagements de citoyen- ne et cette actualité de la Grèce antique que je voudrais revenir avec vous aujourd'hui. Dans Pourquoi la GrèceI?, qui était votre première incursion hors du monde savant des hellénistes et des spécialistes de la Grèce antique, le premier livre dans lequel vous vous adressiez au grand public, vous écriviez que si vous aviez choisi, dans votre jeunesse, de travailler sur Thucydide, l'historien de la guerre du Péloponnèse (et le père de tous les historiens), c'était à cause du « choc que [vous] donnaient ces phrases, venues après vingt- cinq siècles [vous] dire, avec un éclat de révélation, des choses de [votre] temps». Pouvez-vous nous préciser ce qui, alors, à la naissance de votre carrière d'helléniste, chez Thucydide, vous parlait du temps et du monde dans lequel vous viviez? Jacqueline de Romilly: Je pense que ce choc peut se présenter à diverses époques car Thucydide a voulu non seulement décrire les événements qu'il avait vécus, mais aussi comprendre et exposer ces faits d'une manière qui vaille pour des temps qui ressembleraient aux siens. Moi, quand je travaillais sur Thucydide, c'était la guerre. Nous vivions dans l'angoisse, au rythme des nouvelles. Des nouvelles qui faisaient écho à ce qu'avait écrit ce Thucydide dont les analyses prenaient une actualité extraordinaire: il montrait que, pour un conquérant, les difficultés ne s'achevaient pas avec la conquête, et nous voyions Hitler, conquérant, se heurter chaque jour davantage aux difficultés, aux problèmes engendrés par ses conquêtes; Thucydide réfléchis- sait, dans certains passages, sur les obstacles que rencontre un débarquement en pays ennemi, etc. Enfin, par bien des points de l'analyse de son temps, il rejoignait la situation que nous connaissions, il éclairait la guerre que nous vivions. Mais je voudrais ajouter qu'en travaillant sur d'autres aspects, à d'autres moments, d'autres passages m'ont paru d'une actualité tout aussi frappante. Lorsque j'ai écrit mon livre sur Alcibiade 2 par exemple, et que j'ai relu tout ce qu'écrit Thucydide de l'opposition entre Périclès et Alcibiade, entre la bonne démocratie et la mauvaise, cela m'a causé comme un choc, 1 Paris. Éditions de Fallais. 1992. 2 Alcibiade ou les dangers de l'ambition. Paris. Éditions de Fallais. 1995. Ndlr. tant les problèmes qu'il pose restent des problèmes posés aujourd'hui encore à la démocratie; et l'on se dit que non seulement il avait déjà compris, mais qu'il nous parle avec une clarté et une force beaucoup plus grandes que les discours du temps moderne. O. D.: Avant même Thucydide, on avait assisté avec Hérodote à une première rupture: l'auteur des Histoires n'est plus un scribe chargé de consi- gner les hauts faits d'un souverain; il est un individu qui, en tant que tel, enquête, recueille des traditions orales, rapporte des coutumes, des enchaî- nements de faits. Il réduit aussi, drastiquement et par là même, le rôle que jouaient auparavant les dieux dans l'histoire vue au travers de l'épopée, mais il reste avant tout un conteur. Dans La Construction de la vérité chez Thucydide», vous vous êtes attachée à montrer comment l'historien athénien, lui, accomplit une seconde révolution, radicalement moderne, en joignant au récit l'analyse des faits, en faisant le partage entre éléments contingents et enseignements universels. Pourriez-vous nous dire ce que sont, pour vous, aujourd'hui, ces enseignements universels? J de R. :Je répondrai d'abord par une mise en garde. Je ne crois pas possible de dégager de l'histoire relatée par Thucydide des leçons séparées, formu- lables à part. Je crois qu'une telle volonté serait même très contraire à l'idée de vérité, à ce que Thucydide voulait faire et à ce qu'il est possible de faire. Simplement, il nous invite à reconnaître, à travers les événements - comme il l'a fait pour ceux de la guerre du Péloponnèse -, des enchaînements possibles, des risques; en identifiant les écueils, peut-être suggère-t-il des voies pour les éviter, mais il ne formule jamais une leçon toute faite. Il nous apprend uploads/Litterature/ entretien-romilly 1 .pdf
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- Publié le Sep 26, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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