1 Jacques Rancière, Aisthesis Eric Loret, « Libération » 17 novembre 2011 Chaqu

1 Jacques Rancière, Aisthesis Eric Loret, « Libération » 17 novembre 2011 Chaque chapitre d'Aisthesis, le nouvel essai de Jacques Rancière, commence par un texte critique. Tantôt plus canonique, avec Winckelmann à propos du torse du Belvédère, tantôt beaucoup moins : ainsi quand Théodore de Banville étudie les frères Hanlon Lees, stars du mime autour de 1879. Il y a aussi : Mallarmé écrivant sur la Loïe Fuller, Maeterlinck sur le Solness d'Ibsen, le dossier de presse de La Sixième Partie du monde de Dziga Vertov (1926), etc. Quatorze «scènes» que Jacques Rancière explore dans ce livre majeur, fourmillant, où l'on apprend à chaque page (par exemple, à faire tenir des enfants-oiseaux sur le dos d'un hippopotame ; ou, plus difficile, comment passer d'un vase de Gallée à Die Glückliche Hand de Schönberg) et qui déroule une pensée politique toujours aussi décapante. L'auteur nous recevait chez lui la semaine dernière pour commenter son essai. Alors que la «fin de l'esthétique» a été proclamée depuis longtemps par la philosophie analytique, vous publiez un essai baptisé Aisthesis... Il y a certes une critique de l'esthétique, depuis un certain nombre d'années, et pas seulement chez les analytiques, mais aussi chez d'autres philosophes, comme Alain Badiou. L'esthétique serait en effet un discours parasite de la philosophie sur les pratiques des arts. Si l'on est philosophe analytique, on prouve toujours que ce parasitage est le fait de gens qui ne connaissent rien à la pratique, rien au langage, rien à rien, et qui par conséquent manquent d'interroger les formes mêmes de production du discours et des œuvres. Mon propos n'est pas de défendre l'esthétique comme discipline, mais de dire que l'esthétique n'est justement pas une discipline qui s'occuperait des œuvres d'art. Elle est un régime de perception, de pensée et, contrairement à ce qu'on répète souvent, il n'y a pas d'art s'il n'y a pas un ensemble de modes de perception, de formes du jugement qui permettent de dire « ceci est de l'art » ou « ceci appartient à tel ou tel art ». Fondamentalement, pour moi, même si l'on peut dire qu'il y a une histoire de l'esthétique comme discipline, qui commence à la fin du XVIIIe siècle, cette émergence n'est elle- même qu'un élément d'une configuration qui touche aux modes de perception, aux formes d'intelligibilité. « Esthétique » est donc à penser comme ce que j'ai appelé un « régime d'identification » de l'art. Il n'est donc pas question ici de l'expérience esthétique kantienne... Kant malgré tout perçoit quelque chose de cette transformation, puisqu'il arrive à un moment où se défait un ensemble de règles rendues possibles par le fait que les œuvres des arts particuliers s'adressaient à un public choisi. C'est cela que signifie « mimesis », « représentation » : un système admis de correspondances entre les règles suivant lesquelles on doit faire des tragédies ou des peintures, par exemple, et les modes d'émotion et les jugements que cela produit sur le public. Le « régime représentatif » de l'art se fonde sur cette idée de correspondance. Il existe dans ce régime une sorte de nature humaine sur le fond de laquelle on peut construire des formes d'adéquation entre ce que les artistes font et ce qu'un public qui leur correspond, ressent. Lorsque Kant écrit la Critique du jugement, ce qui est important, c'est la séparation qu'il opère entre la perception du goût et les règles de l'art. L'adéquation disparaît : le « beau sans concept », idée qui ne nous touche plus beaucoup, est pour la fin du XVIIIe siècle une chose monstrueuse qui vient ruiner tout ce qui existait, et qui correspond à une mutation large de l'expérience, du rapport même à ces œuvres que désormais on va voir dans des musées où elles sont séparées de 2 leur fonction première, de leur destination, offertes à un regard qui ne sait plus très bien ce que l'artiste a voulu faire, qui perd le sens de ces hiérarchies très importantes qui classaient les peintures selon la dignité de leur sujet, etc. Comment s'est construit Aisthesis ? Il y a eu une première trame, autour de l'analyse du Torse du Belvédère par Winckelmann ; de Hegel qui fait des petits mendiants de Murillo les représentants de l'idéal, en opposition à la tradition classique. De Mallarmé aussi, avec la Loïe Fuller, que je voulais sortir de l'image du poète hermétique, enfermé dans l'intérieur du langage. Je suis venu à Adolphe Appia et Edward Gordon Craig en travaillant sur la naissance de l'idée de mise en scène, avec cette perspective que, dans les paradigmes du modernisme, on met toujours en avant la peinture en oubliant des transformations très fortes qui ont précédé et qui donnent souvent un sens complètement différent à ce qu'on appelle révolution moderniste. J'avais cette première trame. Ensuite, c'est une question de recherche... Je ne sais plus très bien comment je suis venu à Emerson, mais j'ai senti qu'il y avait là un filon. Un des épisodes sans doute les plus surprenants du livre, ce sont les analyses du poète Banville sur une troupe de mimes anglais, qui sont venues un peu par hasard. J'avais vu leurs noms mentionnés dans une revue soviétique qui parlait de Chaplin. Finalement, j'ai remonté la piste et je suis arrivé à Banville... Mon projet était aussi d'avoir non seulement un événement, mais un texte à partir duquel je puisse dessiner à chaque chapitre tout le réseau des formes d'interprétation et de perception qui se nouent autour de cet événement. James Agee, par exemple, je l'ai lu plus récemment et j'ai été frappé par ses descriptions hallucinantes de tous les objets, bibelots, calendriers aux murs des maisons des métayers d'Alabama. J'ai ensuite vu qu'entre le moment où Agee et Walker Evans sont en Alabama et celui où leur livre illustré paraît, Clement Greenberg publie son fameux article sur le kitsch dans Partisan Review, assez représentatif d'une certaine avant-garde marxiste esthétisante qui en a assez de la littérature humaniste populiste et qui veut qu'on en revienne à une séparation claire entre la culture populaire, toujours dangereuse, et le véritable art, toujours révolutionnaire, pour le dire vite. Vous livrez entre autres une lecture passionnante du mouvement Arts & Crafts... Un jour, par une de ces aberrations bienheureuses des bibliothèques françaises, je tombe sur le livre de Roger Marx intitulé l'Art social, parce qu'il était rangé au rayon Histoire sociale. Je découvre le paradoxe d'un livre qui s'appelle donc l'Art social et qui est essentiellement consacré à des gens comme Gallée ou Lalique, lesquels font des bijoux et des vases pour le grand monde. Que signifie « art social » dans ce cas ? C'est par extension que je suis remonté à Ruskin d'un côté et de l'autre vers Peter Behrens et ce courant qui est passé en quelques années de l'art Jugendstil et Déco à son contraire, le fonctionnalisme. J'ai essayé de reconstituer cette histoire des arts décoratifs qui ont, contrairement à ce que dit la doxa moderniste, créé beaucoup des conditions de pensabilité de l'art du XXe siècle en suivant une tout autre voie : en disant qu'il y a art là où l'on s'occupe de créer un milieu de vie. Vous partez de textes souvent non philosophiques, dans un mouvement d'enquête... C'est un livre où j'ai cherché non pas à promouvoir une idée de l'esthétique en m'en prenant à Adorno ou Lyotard mais plutôt à surprendre la constitution de tout un régime de pensée, ce qui suppose qu'on descende un étage en dessous, c'est-à-dire aussi que pour arriver à Hegel devant Les Mendiants de Murillo, on passe par la surprise des conservateurs du Louvre républicain qui, voyant arriver tous les tableaux pillés par les armées révolutionnaires aux quatre coins de l'Europe, se demandent ce qu'ils vont faire avec ces Madones, ces courtisanes, ces 3 Vénus, etc. Comment ils vont défendre le pacte républicain. Il y a un changement de regard nécessaire et Hegel s'inscrit dans ce bouleversement des hiérarchies qui prolonge un bouleversement politico-militaire. Ce qui est très important pour moi, à chaque fois, c'est de savoir comment quelque chose devient pensable et non ce qu'il faut penser ni si un tel a raison ou tort. Comment une danseuse qui fait remuer des voiles ou un mime acrobate devient un paradigme du grand art, comment il est possible que Chaplin, une sorte de pitre, devienne le paradigme de l'art moderne. Cela passe par une sédimentation de jugements où voisinent les journalistes, les artistes, les intellectuels, toute une toile qui se tisse autour d'un événement. D'une certaine façon, Aisthesis est un pendant lointain de mon premier livre, La Nuit des prolétaires, où il s'agissait de savoir comment des ouvriers, des gens qui vivaient en principe dans un univers bien construit, refermé sur lui-même, articulé autour du travail, comment ces gens-là se mettaient tout d'un coup à s'intéresser à toutes sortes de choses qui n'étaient pas leurs problèmes, comme de faire des vers, réinventer philosophiquement le monde, monter des associations pour partir à l'assaut du ciel... uploads/Litterature/ entrevista-rancie-re-sobre-aisthesis.pdf

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