TRAHIR Deuxième année, octobre 2011 Le Séminaire La bête et le souverain de Jac
TRAHIR Deuxième année, octobre 2011 Le Séminaire La bête et le souverain de Jacques Derrida, par quatre chemins❧ ❧ ❧ ❧ Ginette Michaud* Pour dire les choses carrément, à gros traits anguleux, et pour mettre le dessin au carré, voici donc quelques lignes de force : dessiner, désigner, signer, enseigner. N’a-t-il pas toujours été difficile de dissocier ces quatre chemins, et d’effacer l’attrait que ces opérations exercent l’une sur l’autre ? N’a-t-il pas toujours été impossible de penser la possibilité du dessin et la responsabilité du trait sans l’attirer d’un seul et même geste vers celles, conjointes et affines, de tout ce qui fait signe (vers la chose même, le designatum de toute référence et de tout dessein), tout en désignant ou projetant soi-même (dans la signature) et surtout vers l’enseignement, à savoir la discipline, l’expérience organisée de ce qui s’apprend, de ce qu’on apprend soi- même ou de ce qu’on apprend de l’autre, à l’autre, fût- ce dans le cas d’un ductus génial et même là où l’institution n’est plus à la mesure de l’expérience inventive ? Jacques Derrida, « Le dessin par quatre chemins », Annali. ❧ Une première version de ce texte a été présentée lors du colloque « Cours et séminaires comme “style de pensée”. Barthes, Deleuze, Derrida, Foucault », organisé par Guillaume Bellon et Jean-François Hamel, dans le cadre des activités de l’Équipe de recherche sur l’imaginaire contemporain (ERIC LINT) et de Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, Montréal, Université du Québec à Montréal, le 23 avril 2010. * Ginette Michaud (ginette.michaud@umontreal.ca) est professeure au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Ginette Michaud : « Le Séminaire La bête et le souverain, par quatre chemins » - 2 - Comme toujours, toujours, quand je parle ou quand j’écris, ou faisant l’un et l’autre, quand j’enseigne, comme toujours, toujours, à chaque pas, à chaque mot je sens ou je pressens, au futur antérieur, la figure imprenablement spectrale d’un événement qui pourrait après coup, se prêtant à la réinterprétation, remettre en scène, une scène encore invisible et imprévisible pour quiconque, remettre en scène, donc, de fond en comble, tout ce qui m’aura été – dicté, soufflé, j’entends par là plus ou moins consciemment, ou télépathiquement, ou somnambulatoirement, du dedans de moi intimé ou de très loin dehors enjoint. Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003). Je voudrais, avant de suivre quelques pistes du Séminaire La bête et le souverain – deux volumes d’un même Séminaire et pourtant déjà si contrastés, si différents l’un et l’autre, que cette différence même (de ton, de rythme, de traitement, d’allure de la pensée) laisse entrapercevoir à quel point nous ferons des découvertes étonnantes au cours de cet immense projet d’édition, si nous pensons aux quarante années d’enseignement de Jacques Derrida, trésor de lecture à venir tel les quarante jarres d’Ali Baba qui sommeillent et donnent à rêver –, je voudrais, donc, avant de tirer quelques fils de cette riche tessiture, commencer par faire écho à quelques propos de Marie-Louise Mallet (qui coédite avec Michel Lisse et moi ces deux volumes du Séminaire), relatifs à la question du travail de deuil, question à chaque instant présente au cœur de ce travail d’édition de ce Séminaire en tant que part autre de l’œuvre de Jacques Derrida, en tant qu’œuvre posthume. Et « posthume » – c’est bien d’une certaine façon déjà le fil rouge qui traverse tout le second volume de La bête et le souverain avec cette question de la disposition des restes et de la partition entre inhumation et incinération – est un mot qui mérite qu’on s’y arrête, car il suppose une ligne, une limite entre « avant » et « après », alors que cette limite se révèle, comme tout seuil, infiniment instable et divisible. D’une part, le posthume commence bien avant le posthume, il n’attend pas la mort effective pour être de la partie et mordre en quelque sorte sur l’œuvre de son vivant. Comme l’a bien souligné Jacques Derrida lui-même du TRAHIR - 3 - « commencement » (De la grammatologie) à la « fin », dans Apprendre à vivre enfin, le « posthume » s’applique structurellement à toute trace écrite du vivant déjà : Au moment où je laisse (publier) « mon » livre (personne ne m’y oblige), je deviens, apparaissant-disparaissant, comme ce spectre inéducable qui n’aura jamais appris à vivre. La trace que je laisse me signifie à la fois ma mort, à venir ou déjà advenue, et l’espérance qu’elle me survive. Ce n’est pas une ambition d’immortalité, c’est structurel. Je laisse là un bout de papier, je pars, je meurs : impossible de sortir de cette structure, elle est la forme constante de ma vie. Chaque fois que je laisse partir quelque chose, que telle trace part de moi, en « procède », de façon irréappropriable, je vis ma mort dans l’écriture1. Le posthume commence donc bien avant le posthume, il est toujours déjà pré-posthume en quelque sorte (« Je posthume comme je respire […] »2, écrivait déjà de manière saisissante Derrida dans 1 Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum, Paris : Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2004, p. 33. 2 Jacques Derrida, « Circonfession », dans Jacques Derrida, avec Geoffrey Bennington, Paris : Éditions du Seuil, coll. « Les contemporains », 1991, p. 28. De manière significative, car la scène du posthume est étroitement mise en abyme à plusieurs reprises dans le propos même de ce dernier Séminaire, Derrida commente cette phrase dans la « Septième séance. Le 26 février 2003 » (cf. Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (éds), Paris : Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2010, pp. 249-250. Désormais abrégé en SBSII, suivi de la page). Il revient également à cette question du posthume dans la « Huitième séance. Le 5 mars 2003 », alors qu’il fait une hétéroautolecture de Pompes funèbres de Jean Genet et de l’apothéose de l’œuvre en tant que « couronnement » – souveraineté poétique donc – de la vie, en parlant du « [l]ivre idéal, livre rêvé, livre que j’aimerais écrire », dit Derrida à travers les mots de Genet, ce livre qui « prend des dispositions, est en vérité un ensemble de dispositions pour le posthume dont nous parlions la semaine dernière, pour ce qui suit la mort, pour ce qui vient après, posterus, en vue de la postérité » (SBSII, 312) : apothéose préméditée de l’œuvre posthume, mais qui a bien lieu comme jouissance au présent, comme le souligne avec une acuité remarquable Derrida, là encore pour Genet comme pour lui-même. Ginette Michaud : « Le Séminaire La bête et le souverain, par quatre chemins » - 4 - « Circonfession »). Mais d’autre part, et c’est aussi un effet que nous avons souvent remarqué lors de la réception immédiate, disons médiatique, du premier volume du Séminaire, le posthume, quand il est vraiment posthume, c’est-à-dire relevant du temps de l’ « après », a une étrange tendance à ne pas être perçu « comme tel », à s’effacer ou à être effacé en tant que posthume précisément. Dénégation, évidemment, que Jacques Derrida, plus que tout autre, nous a appris à lire et à analyser. On fait alors comme si – mais est-ce exactement le même comme si, ce puissant levier de fiction et de phantasme, dont Derrida interroge les effets ? peut-être… – le Séminaire La bête et le souverain était vraiment un livre de Jacques Derrida, conçu et signé par lui, naturellement et sans médiation. Effet de « réception » révélateur, symptomatique, et qui appelle réflexion quant à la possibilité de tracer et de maintenir la limite intacte entre le pré- posthume et le post-posthume… Cela dit, si comme l’écrit Derrida dans le Séminaire La bête et le souverain, « tous les écrits sont posthumes, chacun à sa manière, même ceux qui sont connus et publiés du vivant de l’auteur » (SBSII, 294), il reste aussi – et c’est de toute évidence notre situation désormais – qu’ « à l’intérieur de cette généralité du posthume, à l’intérieur de la trace comme structurellement et essentiellement, et par vocation destinale posthume ou testamentaire, il y a une enclave plus stricte du posthume, à savoir ce qu’on ne découvre et ne publie qu’après la mort de l’auteur ou du signataire » (SBSII, 294). Dans un texte intitulé « Pourquoi publier les Séminaires de Jacques Derrida ? », Marie-Louise Mallet évoquait à deux reprises, avec une certaine insistance donc, l’image de « ces “gardiens du deuil à venir” que nous sommes devenus et aussi, plus particulièrement […] ceux qui, parmi nous, ont pris la responsabilité de la publication, posthume, des séminaires »3. « Gardiens du deuil » (fût-il à venir…) : cette expression, à cause de sa consonance avec le tout aussi 3 Marie-Louise Mallet, « Pourquoi publier les Séminaires de Jacques uploads/Litterature/ trahir-michaud-seminaire.pdf
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- Publié le Oct 26, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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