Sade : libertinage et Révolution Je voudrais me pencher ici sur une idée reçue
Sade : libertinage et Révolution Je voudrais me pencher ici sur une idée reçue particulièrement tenace concernant le marquis de Sade : son engagement dans la Révolution. Fidèles à l’équivalence qu’ils ont posée entre « libertinage » et « liberté d’esprit » 1, les surréalistes ont inauguré la tradition critique de ce qui constitue à mes yeux (je vais m’attacher à le démontrer) un contre-sens. Si l’on suit Éluard, par exemple, Sade aurait été le plus implacable et le plus redouté de tous les révolutionnaires : sa revendication de liberté aurait été sans limite, il aurait élaboré un système visant à rendre aux hommes et aux femmes la possibilité d’une véritable vie commune, il aurait désespérément lutté pour la justice et l’égalité absolues, enfin la Révolution — dont, durant ses emprisonnements à Vincennes et à la Bastille, il espérait secrètement, nous souffle-t-on, le déclenchement — l’aurait « trouv[é] dévoué corps et âme2 ». À entendre les surréalistes, toujours, le pamphlet Français, encore un effort si vous voulez être républicains doit être pris au premier degré et participerait du militantisme sadien en faveur de la Révolution : la lecture de ce texte par Dolmancé, qui constitue un moment essentiel de La Philosophie dans le boudoir, attesterait que l’émancipation politique, économique et sociale des Français ne se peut concevoir sans une entière libération sexuelle. Idée chère aux surréalistes, on le sait. Mais appartenait-elle bien à Sade ? Cette analyse ne tardera pas, nous le verrons, à nous confronter avec l’interrogation principale relative aux écrits du marquis : faut-il prendre ceux-ci — comme l’ont fait les surréalistes — « au pied de la lettre » ? * 1 Voir notamment ces propos de Desnos : « Le mot libertin sous sa plume [celle de Sade] est pris dans son sens propre de liberté d’esprit » (De l’érotisme considéré dans ses manifestations écrites et du point de vue de l’esprit moderne [1923], in Nouvelles Hébrides et autres textes, 1922-1930, Paris, Gallimard/NRF, 1978, éd. Marie-Claire Dumas, p. 134). 2 Voir l’article d’Éluard dans le numéro 8 du 1er décembre 1926 de La Révolution surréaliste (cité par Françoise Laugaa-Traut, Lectures de Sade, Paris, Armand Colin, 1973, p. 194). 1 Sur le plan biographique, l’examen des informations parvenues jusqu’à nous ne vient guère plaider en faveur de la thèse des surréalistes. Certes, dans les mois et les années qui suivent immédiatement sa libération d’avril 1790, notre auteur parla et écrivit en l’honneur de Marat, parut à la Convention, présida la section des Piques du Club des Jacobins, proposa diverses réformes (il rédigea notamment un projet pour modifier des noms de rues) et fut même juré d’accusation. Mais l’ex- marquis, qui au sortir de prison avait perdu toute possibilité d’émigrer, pouvait-il faire autrement — ne fût-ce que pour garder la vie — que de jouer les acolytes de Robespierre et se présenter, non sans raison d’ailleurs, comme une victime de l’arbitraire de l’Ancien Régime ? L’engagement de Sade paraît en tout cas des plus modérés, à mille lieues de la virulence du pamphlet que donne à lire La Philosophie dans le boudoir. On se serait pourtant attendu à voir l’auteur des Cent Vingt Journées de Sodome — œuvre antérieure à 1789 — se complaire dans les excès révolutionnaires. Or, c’est tout le contraire qui s’est passé. Ainsi, Sade se serait toujours opposé à la peine de mort, qu’il s’agît du roi ou — de façon plus étonnante encore quand on sait le ressentiment qu’il nourrissait contre eux — de ses anciens beaux-parents. L’ex- marquis semble faire preuve, entre 1790 et 1793, d’une horreur de l’assassinat attestant que les héros meurtriers mis en scène dans ses romans constituaient à ses yeux des repoussoirs et non des modèles. Ce « modérantisme » trouvait aussi à s’exprimer dans le domaine strictement politique. Même devant les membres de la section des Piques, Sade mettait régulièrement en doute que la France pût accepter un gouvernement républicain et il jouait, en quelque sorte, les opposants de l’intérieur. Cette attitude ne fut pas — on l’imagine aisément — du goût des révolutionnaires convaincus, qui firent arrêter l’écrivain en décembre 1793. Le Comité de surveillance de la section des Piques accusa Sade d’être « [e]nnemi par principe des sociétés républicaines, faisant continuellement dans ses conversations particulières des comparaisons tirées de l’histoire grecque et romaine pour prouver l’impossibilité d’établir un gouvernement démocratique et républicain en France 3 ». L’ex-marquis fut condamné à mort le 26 juillet 1794, après un réquisitoire de Fouquier-Tinville qui reprenait les accusations du susdit Comité de surveillance. Le lendemain, on chercha en vain le prisonnier, qui avait été incarcéré à Picpus après plusieurs autres stations. Le dossier incomplet de ses déménagements lui sauva la vie4. On veut bien croire aux accusations du Comité de surveillance. À certains correspondants, Sade n’a d’ailleurs jamais fait mystère de son scepticisme vis-à-vis 3 Cité par Maurice Lever, Donatien Alphonse François, marquis de Sade, Paris, Fayard, 1991, p. 521. 4 Robespierre tomba en effet le 28 juillet, et cette chute mit fin à la Terreur. Sade fut libéré le 15 octobre. 2 des idéaux républicains ni de son éloignement pour les ivresses sanglantes déclenchées par les maîtres de ce temps. Comment au reste aurait-il pu cautionner une insurrection qui avait achevé de lui tout enlever, jusqu’à son château de Provence ? En mai 1790, déjà, il confiait : « Ah ! il y a bien longtemps que je disais à part moi que cette belle et douce nation, qui avait mangé les fesses du maréchal d’Ancre sur le gril, n’attendait que des occasions pour s’électriser, pour faire voir que, toujours placée entre la cruauté et le fanatisme, elle se remonterait à son ton naturel, dès que des occasions la détermineraient5 ! » Un an et demi plus tard, il confie au notaire Gaufridy : « Je suis antijacobite, je les hais à mort ; j’adore le roi, mais je déteste les anciens abus6 ». Au même, il dit encore sa désapprobation des massacres de la nuit du 2 au 3 septembre 1792 : « Dix mille prisonniers ont péri dans la journée du 3 septembre. Rien n’égale l’horreur des massacres qui se sont commis. La ci-devant princesse de Lamballe a été du nombre des victimes ; sa tête portée sur une pique a été offerte aux yeux du roi et de la reine, et son malheureux corps traîné huit heures dans les rues, après avoir été souillé, dit-on, de toutes les infamies de la plus féroce débauche ; tous les prêtres réfractaires égorgés dans les églises où on les tenait renfermés : parmi eux l’archevêque d’Arles, le plus vertueux et le plus respectable de tous les hommes ; [...]7. » * Ainsi Sade — qui avait annoncé la terreur jacobine dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, dès 1785 — ne cessera plus de parler de la Révolution, et les meurtres décrits dans ses romans ultérieurs seront l’image des atrocités qui pendant de longs mois ensanglantèrent le quotidien des Français. La lettre qu’on vient de citer, qui détaille les forfaits « sadiques » commis sur le corps de la princesse de Lamballe (un individu lui aurait notamment arraché les parties intimes et en aurait fait parade au cours du cortège) doit, à l’évidence, être mise en relation avec l’argument de La Philosophie dans le boudoir. Cet ouvrage, qui paraît en 1795, porte, selon que l’on consulte le premier ou le deuxième volume, deux sous-titres légèrement différents : « Les Instituteurs immoraux » (t. I) et « Les Instituteurs libertins » (t. II)8. Le récit est formé par la succession de sept « Dialogues destinés à l’éducation des jeunes demoiselles9 » — 5 Lettre à Reinaud du 22 mai 1790 (D. A. F. de Sade, Œuvres complètes, Paris, Cercle du Livre précieux, t. XII, 1967, p. 475). 6 Lettre du 5 décembre 1791 (ibid., t. XII, p. 505). 7 Lettre du 6 septembre 1792 (citée par Maurice Lever, Donatien Alphonse François, marquis de Sade, p. 487-488). 8 Voir la note de Jean Deprun in Sade, Œuvres, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard / « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1998, p. 1281-1282. 9 Ibid., t. III, p. 6. Cette mention est bien sûr ironique. 3 et retrace l’initiation à la luxure d’une jeune fille vierge de quinze ans, Eugénie de Mistival, par deux libertins confirmés : Dolmancé et Mme de Saint-Ange. Apparaissent aussi dans le récit le chevalier de Mirvel, frère de Mme de Saint-Ange, Augustin, un garçon jardinier, et Mme de Mistival, la mère d’Eugénie. L’auteur nous fait assister à une progressive montée vers l’horreur et l’intolérable. Les sept dialogues ont pour cadre le boudoir de Mme de Saint-Ange. Dans ce haut lieu de libertinage, les personnages font l’amour dans toutes les positions imaginables puis montent les « degrés » de la volupté selon une mécanique diabolique également illustrée dans les autres romans de Sade et qui voit les personnages soumis aux exigences de plus en plus déraisonnables du désir : après les pénétrations vaginales, la sodomie uploads/Litterature/ sade-libertinage-et-revolution.pdf
Documents similaires










-
32
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 07, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1864MB