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… et « le chemin devient écume » (Hwang Ji-U) « But nothing’s lost. Or else ; all is translation And every bit of us is lost in it Or found…. James Merrill, « Lost in Translation » « « Je me retourne et je lui chuchote à l’oreille : « Je n’écrirai pas une lettre, mais autre chose. » La pointe du stylo posée sur le papier, elle me regarde et m’interroge : « Quoi, par exemple ? » Moi qui ai seize ans, je lui murmure un secret que je n’ai jamais dit à personne jusqu’à ce jour. « Un poème ou un roman. » Ma cousine écarquille les yeux. « Tu veux dire que tu veux devenir écrivain ? » » « Devenir écrivain », tel est en effet le vœu juvénile et risqué, du « moi qui ai seize ans », dans le livre de Shin Kyung-sook (La chambre solitaire – titre qui m’évoque Virginia Woolf, Une chambre à soi). Ce n’est pas seulement « ma cousine » qui, à entendre ce désir aussi crument formulé, « écarquille les yeux ». C’est chacun des lecteurs – moi par exemple, qui lit aujourd’hui en France, en français… Quel afflux de fraîcheur lumineuse, dans cette timidité ! Si j’ai cité ce passage, c’est qu’il m’a rappelé la manière dont la littérature coréenne a commencé à m’arriver : ce fut une chose pour moi si nouvelle, il y a bien des années. Elle m’est venue par les étudiants coréens à l’université Paris 8, où j’enseignais. Avec eux ou elles, la littérature n’était pas seulement chose du passé – objet d’enseignement, mais chose à faire, en train de se faire et à venir. Voilà qui n’était pas sans dangers. En lisant ce passage de Shin Kyung-sook, des moments du temps vécu dans cette énorme université ont afflué. Le souvenir lointain mais si vif d’un étudiant coréen surgissant dans un cours sur Chateaubriand avec une demande qui soudain faisait affluer pour moi toute une littérature que je connaissais pas… J’ai tenté de répondre, ou plutôt j’ai d’abord, simplement, écouté. A ses propos hésitants et audacieux, j’ai prêté l’oreille, avec une passion d’écoute que je découvrais alors en moi, grâce à lui… Mais ai-je su, par la suite, l’aider comme il l’aurait fallu, je ne sais, j’en doute encore aujourd’hui... Du moins mon écoute a-t-elle rendu possible que des étudiants coréens fassent ce que les autres étudiants étrangers – si nombreux à l’université Paris 8 – n’ont pas fait. Ils ont amené dans mes cours des écrivains coréens à l’occasion de leurs passages en France. Hwang Sok-Yong : c’est un grand souvenir, que j’ai déjà rappelé en d’autres circonstances. Ou Ko Un qui lut, parla, chanta. Et ce que j’ai alors découvert, c’est la générosité des écrivains coréens dans la manière de donner leurs œuvres et leur parole à l’autre, à l’étranger lointain, à l’ignorant que, moi par exemple, je me trouvais être alors. Yi Ch’ong jun – romancier penseur et poète (sur lequel j’ai déjà écrit, mais dont je veux continuer à étudier les œuvres, et par exemple 1 Ce paradis qui est le vôtre, roman si riche de méditation poético-politique) – , ce n’est pas à l’université, mais chez moi qu’il vint, et nous bûmes et parlâmes tard dans la nuit. Plus tard, notre conversation se poursuivit en Corée, trois jours durant, dans la montagne. C’est un de mes souvenirs les plus précieux : c’est aussi un projet, car, après la mort de Yi Ch’ong-jun (j’étais en Corée au moment de sa mort), je veux tirer, par écrit, autant que je le pourrai, des conséquences de ce que j’ai reçu de lui. * La littérature coréenne nous vient-elle – ici, en France – autrement que les autres littératures ? Cette question est brutale. Parler de « la littérature coréenne » en bloc, c’est céder à la facilité. On court le même risque lorsqu’on parle du cinéma coréen comme d’une unité, par exemple lors des compétitions, comme celle de Cannes. Je me suis récemment attaché au film de Lee Chang-Dong : film coréen, certes, par tous ses aspects, mais combien singulier et irréductible à une unité qui serait « le » cinéma coréen ! La créativité artistique n’existe que par les différences, par ce qui, dans les œuvres ou entre elles, ne se laisse pas ramener au même. Et cette création de différences est une des manières d’agir des œuvres dans la société. « La littérature, selon une formule du poète et critique américain Kenneth Burke que j’ai souvent citée et qui s’oppose à tout nationalisme littéraire, c’est ce qui empêche une société d’être trop elle-même. » Mais c’est précisément par leur capacité à dire et à incarner les différences et les rapports historiquement tendus, les liens et les risques de rupture – dans une même société, la société sud-coréenne, ou au bord de celle-ci, au plus près, et, depuis tant d’années, dans la dramatique division de la Corée – c’est par là aussi que la littérature sud-coréenne contemporaine nous frappe. Les différences créatrices dans la littérature coréenne sont faites aussi, évidemment, de la pulsation des genres ou des formes littéraires. « Roman ou poème », disait (dans le passage de La chambre solitaire que j’ai lu) le personnage nommé « moi qui ai seize ans ». Il y a, dans certains romans ou récits brefs de Yi Ch’ong jun (dont certains sont devebus des scénarios de films), une grande puissance poétique – avec, dans Gens du Sud par exemple, la présence, si troublante, du chant comme une véritable force, une substance agissante. Et il y a des romanciers coréens d’aujourd’hui qui sont hantés par la poésie… Le roman de Yi In-seong Interdit de folie est scandé par cinquante-deux (le nombre des semaines dans une année !) citations de poèmes, de Yi Seong-bok à Hwang Ji-U en passant, par exemple, par Kim Hye-sun. Mais il s’ouvre pas ces mots : « Je n’arrive pas à écrire le moindre poème ». On dirait que cette impuissance, cette déclaration d’impuissance, devient le moteur même de toute la prose si singulière de Yi In- seong, où se dilate lentement et fiévreusement une subjectivité... Roman ou poème ? Lisant certains romans modernes parmi les plus novateurs – de Proust à Faulkner, de Yi Ch’ong-jun à Yi In-seong –, on peut être tenté, soudain, de ne plus se laisser emporter par le cours du récit ; on verticalise alors sa lecture, on s’arrête à un passage pour lui-même, on laisse régner sur soi la puissance poétique de quelques phrases ; on découvre une tension immédiate proche de celle d’un poème 2 ou de la surface vibrante d’un tableau (comme dans les grisaillements pierreux des œuvres de Park Soo-keun, où la surface traverse les personnages, où le sol paraît se redresser, vibrant, et révèle une appartenance intense et dangereuse), proche encore de la puissance d’immersion propre à des œuvres musicales, comme celles de Yun Isang…). Quand je lis Les Gens du Sud de Yi Ch’ong jun, je peux un instant arracher des phrases à leur contexte et, même en traduction, les entendre pour elles-mêmes (et elles peuvent consonner pour moi avec une prose poétique de Ki Hyung-do ou, soudain avec un passage de poème de Hwang Ji-U) « […] chaque été, sa mère qui plantait des graines de soja et de sorgho restait indifférente à l’attente du garçon. Allant et venant dans les sillons toute la journée, apparaissant et disparaissant comme une bouée sur les vagues, elle marmonnait une sorte de chant ou de pleur. Seul ce bruit murmuré toute la journée après s’être éloigné lentement, revenait vers le garçon, s’éloignait de nouveau, se rapprochait encore. » * Est-il naïf de croire sentir, globalement, d’ici où je suis, une énergie, un courage poético-historique de la littérature coréenne ? Les romans ou poèmes coréens, très divers ou même très opposés les uns aux autres, et quel que soit le désespoir qui souvent les animent, me semblent puiser dans les divisions mêmes de la littérature et de la société coréenne l’énergie de se destiner à l’extérieur : c’est ce je me suis souvent murmuré en lisant, voire en participant à des traductions. Si profondément attachés qu’ils soient à des lieux ou moments propres à leur pays d’origine, ces romans, ces poèmes s’élancent dans le monde ! Et ce sont autant de « chemins qui deviennent écume », comme dit le vers de Hwang Ji-U… (ce vers a fait revenir en moi, du fait de mon propre héritage, un vers de l’Enéide de Virgile – un vers que je traduis du latin, faute d’une traduction qui me plaise : « joyeux… ils labouraient d’airain l’écume salée ») Sans nul doute, l’énergie littéraire coréenne jaillit, lumineuse ou sombre, de l’histoire de la Corée. Que de romans ou de poèmes où cette histoire est décisive ! Peut-être pour la réception de la littérature coréenne en France, aurait-on besoin de plus d’accompagnements historiques… Par exemple quand, dans le roman de Hwang Sok-Yong, on uploads/Litterature/ et-le-chemin-devient-ecume-hwang-ji-u-par-claude-mouchard.pdf

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