« L'exégèse de l'Ancien Testament au service de la polémique anti-juive dans l'

« L'exégèse de l'Ancien Testament au service de la polémique anti-juive dans l'espace aragonais au XIIIe siècle ». Claire Soussen. dans Exégèse et herméneutique biblique, Journées d’études en hommage à Gilbert Dahan, Paris, 3-4 février 2009, textes réunis par Annie Noblesse, Turnhout, Brepols, 2013, p. 255-268. Introduction : La péninsule Ibérique, au carrefour de trois cultures, de trois religions depuis le VIIIe siècle est profondément imprégnée par cet héritage pluriel. Les échanges, les emprunts marquent les relations humaines au quotidien, non seulement dans le domaine profane mais aussi dans le champ culturel 1. Dans cet espace méridional plus qu’ailleurs peut-être l’influence des lettrés juifs sur les savants chrétiens se fait sentir. Elle donne à l’exégèse une tonalité particulière même si les caractéristiques que l’on isolera plus loin ne s’observent pas seulement dans l’espace aragonais ou ibérique. Il semble pourtant que c’est dans ces territoires que les emprunts chrétiens à la tradition exégétique juive vont le plus loin2. S’ils répondent à un désir d’approfondissement de la compréhension du texte sacré3, ils ont aussi une finalité offensive. En effet, aux XIIIe-XIVe siècles, le contexte général de la Chrétienté, en expansion mais aussi en crispation défensive, contribue au changement de visage de la polémique religieuse, au prolongement de l’exégèse4. Si l’on doit résumer la teneur de l’évolution qui se fait jour, on peut dire que la polémique pousse à la rencontre de l’adversaire religieux pour mieux le défaire. C’est là tout le paradoxe de ce genre : il s’enrichit de ce qu’il dénonce comme erroné ou invalide chez l’autre et s’imprègne de ses références comme de ses méthodes d’analyse. Parmi les nombreuses caractéristiques de la nouvelle polémique dans l’espace aragonais, quelques-unes permettent de saisir la profondeur des contacts en même temps que le caractère infranchissable de la distance essentielle entre les adversaires 1 Cf. H. MACCOBY, Judaism on trial, Jewish-Christian disputations in the Middle-Ages, Londres-Washington, 1993, p. 39. Pour l’auteur, les trois siècles qui précèdent la dispute de Barcelone en 1263 ont été une période de très grande richesse pour les juifs en Espagne, qui purent développer leur littérature et leur culture dans une liberté incomparable. 2 Ibidem, p. 43 : « La nouvelle approche était d’essayer de prouver la vérité du christianisme à partir des écrits juifs, incluant le Talmud ». C’est incontestable pour la deuxième moitié du XIIIe siècle. Dans le premier tiers du XIVe siècle, l’importance, dans l’espace français, de Nicolas de Lyre et de sa connaissance des « Autorités » juives, élargit la perspective. 3 Cf. G. DAHAN, Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Âge, Paris, 1999, p. 230 explique que « La Bible, tout d’abord, provoque les échanges. Chacun des renouveaux bibliques du Moyen Âge a pour corollaire une attention accrue pour la lettre de l’Écriture… ». 4 Cf. J. COHEN, Living Letters of the Law, Ideas of the Jew in Medieval Christianity, Los Angeles, 1999, p. 395. Au XIIIe siècle, le consensus augustinien qui s’était dégagé autour de la façon d’appréhender la question des juifs en Chrétienté, laisse la place à une approche bien plus rigide. religieux : l’importance de la connaissance de la langue et des autorités de l’ « autre », les désaccords sur le sens des Écritures, le contre-emploi de l’exégèse juive par les théologiens chrétiens les plus savants. I La connaissance de la langue et des autorités de l’adversaire. Une des spécificités de l’exégèse catalano-aragonaise aux XIIIe-XIVe siècles est l’approfondissement et l’instrumentalisation de la connaissance de l’Ancien Testament, qu’il s’agisse du texte lui-même, ou de ses commentaires par les exégètes juifs les plus connus. Cette meilleure connaissance résulte sans doute d’une double préoccupation : mieux appréhender le texte sacré et par là accéder au Verbe divin, et une finalité polémique non moins essentielle5. Au XIIIe siècle les polémistes prennent conscience de la nécessité d’aller vers l’autre pour mieux le combattre ; ils accordent de ce fait à la question de la langue le plus grand intérêt. La langue constitue en effet un trait d’union fondamental entre exégèse et polémique. Il y a dès lors une vraie rupture avec le discours antijuif traditionnel : ce qui n’était souvent qu’un exercice de style, devient un enjeu concret. Les Franciscains et les Dominicains qui se consacrent à la conversion des infidèles dans l’espace ibérique à partir des années 1260, préconisent la création dans leurs studia de cours d’hébreu et d’arabe afin de former des polémistes mieux armés, capables de lire dans le texte les oeuvres religieuses de leurs adversaires et d’argumenter sur leur terrain6. Nous savons qu’il existe un studium d’hébreu à Barcelone au XIVe siècle et que le couvent de Xativa assure un enseignement dans cette langue dès avant cette époque7. Les prédicateurs en suivent les cours, mais nous ne pouvons qu’imaginer les contenus de son enseignement : au minimum l’apprentissage de la lecture de l’alphabet hébraïque. Le maniement de certains concepts est également enseigné dans la mesure où ils reviennent de manière récurrente dans la polémique. Par ailleurs, sans passer par les studia et sans aller jusqu’à l’apprentissage de l’hébreu, nous savons que les théologiens chrétiens ont une bonne connaissance de l’Ancien Testament et de certains passages fondamentaux en hébreu. Il y a évidemment des niveaux de connaissance très différents entre les prédicateurs, tant pour la maîtrise de la langue que pour la subtilité du 5 Cf. G. DAHAN, op. cit. p. 241-242. 6 Ibidem, p. 258-259. Pour l’importance de la connaissance de l’hébreu pour les Franciscains, voir ausi B. GRÉVIN, « L’hébreu des Franciscains. Nouveaux éléments sur la connaissance de l’hébreu en milieu chrétien au XIIIe siècle », dans La Rouelle et la Croix, Médiévales, 41, p. 65-82. Par ailleurs, le concile de Vienne en 1312 instaure la création de chaires d’hébreu dans toutes les universités d’Occident. 7 Un document des registres de la chancellerie aragonaise indique que c’est le juif Shem Tob qui assure l’enseignement de l’hébreu dans le couvent de Xativa en 1297, cf. ACA Reg 195 f°94r, Valence 22.11.1297. Par ailleurs, G. DAHAN, op. cit. p. 260-261, fait l’inventaire des différents lieux dans lesquels l’hébreu est enseigné et des hommes chargés de cet enseignement. discours. Pour l’espace qui nous occupe nous savons que Raymond Martin connaît l’hébreu, Raymond Lulle connaît l’arabe et peut-être l’hébreu8, Gui Terré, s’il ne maîtrise pas lui-même cette langue, ne manque pas de s’y référer. Les travaux de ce dernier donnent une bonne illustration des changements de méthodes survenus dans l’exégèse et la polémique au sein de l’espace ibérique au XIIIe siècle. A. Un nouveau discours de la méthode : L’exemple de Gui Terré. Dans la déclaration d’intention de sa Quaestio sur la Trinité, Gui Terré reflète bien les préoccupations des “nouveaux exégètes” de son temps : « Est-il possible de prouver à l’encontre des juifs et par leurs Écritures les articles de notre foi originelle selon laquelle il existe une Trinité dans une unité d’essence?9 ». Il entend donc prouver les vérités chrétiennes, en particulier l’une des plus contestées par les juifs, la Trinité, à partir de l’Ancien Testament. Non seulement le fondement scripturaire est celui et le seul reconnu par les juifs, mais en plus il prétend le faire à partir de l’hébreu. En effet, jusque-là les juifs rejetaient automatiquement les arguments des exégètes et polémistes chrétiens au motif qu’ils n’étaient pas d’accord avec la traduction chrétienne des Écritures10. Pour Gui Terré, le premier problème à régler est donc celui de la langue : « La traduction est nécessaire à la dispute avec les juifs... ceux qui étudient voudraient avoir cette traduction des hébreux qui est le fruit des hommes les plus sages...et qui ne peut être rejetée par eux 11». La même démarche est suivie par Raymond Martin qui s’en explique dans l’incipit de son Capistrum Iudeorum : « Je traduirai ces sentences mot à mot avec l’aide de Dieu et les ferai concorder avec les paroles de leurs rabbins et commentateurs du plus ancien au plus récent, à l’intérieur et à l’extérieur 12». En plus de l’Ancien Testament Gui Terré entend asseoir son commentaire sur le Talmud dont il affirme que les juifs le considèrent comme un texte saint. Il le conçoit comme un 8 À propos de la connaissance de l’hébreu par Raymond Martin et Raymond Lulle, voir G. Dahan, op. cit., p. 261. 9 Gui TERRÉ, BnF ms. lat. 16523, f° 83 : Sequitur aliqua quaestio determinata ab eodem : Utrum principalis articulus fidei nostre, scilicet quod ponit Trinitatem in unitate essencie possit probari contra iudeos per scripturas receptas ab eis ? 10 C’est-à-dire la Vulgate. On peut citer un exemple de ces divergences avec un passage du Commentaire des Psaumes de David Kimhi, exégète et grammairien du début du XIIIe siècle, dont les œuvres connaissent une grande diffusion jusqu’à l’époque moderne, tant parmi les juifs que parmi les chrétiens. À propos de Ps. 110. 1, il écrit : « Jérome, votre traducteur, s’est trompé en restituant le texte hébreu de Psaume 110 . 1 de manière à lui donner une interprétation trinitaire », cité par F. E. uploads/Litterature/ exegese-ancien-testament.pdf

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