Née en 1991, Sally Rooney est devenue, en l’espace de deux romans, la nouvelle
Née en 1991, Sally Rooney est devenue, en l’espace de deux romans, la nouvelle star des lettres anglo-saxonnes. Conversations entre amis a connu dès sa publication en 2017 un accueil cri- tique et public extraordinaire et a été traduit dans plus d’une douzaine de langues. Un an plus tard, Normal People, nommé pour de nombreux prix littéraires et adapté en série, a confirmé le talent de son autrice. d u m ê m e a u t e u r Normal people L’Olivier, 2021 S a l l y R o o n e y C O N V E R S A T I O N S E N T R E A M I S r o m a n Traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux Éditions de l’Olivier T E X T E I N T É G R A L T I T R E O R I G I N A L Conversations With Friends É D I T E U R O R I G I N A L Faber & Faber, 2017 © Sally Rooney, 2017 978-2-7578-8271-9 © Éditions de l’Olivier, pour l’édition en langue française, 2019. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. « En temps de crise, nous devons tous à nouveau décider, encore et encore, qui nous aimons. » Frank O’Hara Première partie 1 Bobbi et moi avons fait la connaissance de Melissa lors d’une soirée poétique en ville où nous nous produi- sions ensemble. Melissa nous a photographiées dehors, Bobbi avec une cigarette, et moi le poignet gauche fer- mement tenu dans la main droite, comme si je craignais de le perdre. Melissa avait un gros appareil professionnel ainsi que plusieurs objectifs dans une valise dédiée. Elle bavardait et fumait en prenant des photos. Elle nous a parlé de notre performance, et nous, nous lui avons parlé de son travail qu’on avait eu l’occasion de voir sur Internet. Le bar a fermé vers minuit. Comme il commençait à pleuvoir, Melissa nous a invitées à venir boire un verre chez elle. On a pris toutes les trois place sur la banquette arrière d’un taxi, puis attaché nos ceintures de sécurité. Bobbi était au centre et tournait la tête vers Melissa, si bien que je ne voyais que sa nuque et sa petite oreille en forme de cuiller. Melissa a donné au chauffeur une adresse à Monkstown. Je regardais par la vitre. De la radio, se sont échappés les mots : années quatre-vingt… pop… classique. Puis un jingle. Je me sentais tout excitée, prête pour le défi de découvrir la maison d’une inconnue. Je préparais déjà des compliments et certaines expressions de mon visage pour me montrer sous un jour charmant. 11 La maison en brique rouge était jumelée avec une autre. Il y avait un sycomore dans le jardin, dont les feuilles paraissaient orange et artificielles à la lueur des réverbères. J’adorais explorer chez les gens, sur- tout des gens un peu célèbres comme Melissa. J’ai décidé de tout mémoriser pour ensuite décrire la maison à nos amis, tandis que Bobbi confirmerait mes propos. Lorsque Melissa nous a fait entrer, un cocker roux a surgi du fond du couloir en aboyant. Il faisait bon dans la maison éclairée. Près de la porte, une petite table avec de la monnaie, une brosse à cheveux et un tube de rouge à lèvres ouvert. Une reproduction de Modigliani dans l’escalier, un nu de femme couchée. Je me suis dit : c’est une vraie maison. Une maison où toute une famille pourrait vivre. On a des invités, a lancé Melissa en direction du couloir. Personne n’est venu. Nous l’avons suivie dans la cuisine. Je me souviens d’un grand compotier en bois sombre rempli de fruits trop mûrs, et d’avoir remarqué une véranda derrière. Ils sont riches, me suis-je dit. À l’époque, j’étais obsédée par les gens riches. Le chien nous avait suivies dans la cuisine, il flairait nos pieds, mais Melissa n’a pas fait cas de lui, alors nous non plus. Du vin ? a proposé Melissa. Rouge ou blanc ? Elle a apporté des verres à pied aussi grands que des bols et nous nous sommes assises autour d’une table basse. Elle nous a demandé comment nous avions com- mencé à déclamer de la poésie ensemble. Nous venions juste de finir notre troisième année à l’université, mais nous faisions ça depuis le lycée. Les examens étaient terminés. C’était la fin mai. Melissa avait posé son appareil sur la table et l’attra- pait parfois pour prendre une photo en plaisantant sur 12 le fait qu’elle était incapable de s’arrêter de travailler. Elle a allumé une cigarette et fait tomber la cendre dans un cendrier en verre très kitsch. La maison ne sentant pas le tabac, je me suis demandé si elle fumait à l’intérieur d’habitude. Je me suis fait de nouvelles amies, a-t-elle annoncé. Son mari était apparu sur le seuil de la cuisine. Il nous a saluées d’un geste de la main. Le chien s’est mis à japper et à gémir en décrivant des cercles à toute vitesse. Voici Frances, a dit Melissa. Et Bobbi. Elles sont poètes. Il a pris une bouteille de bière dans le frigo et l’a ouverte sur le plan de travail. Viens t’asseoir avec nous, a proposé Melissa. Ce serait avec plaisir, mais je vais essayer de dormir un peu avant de prendre cet avion. Le chien a bondi sur une chaise près de lui, et il a tendu machinalement la main pour lui caresser la tête. Il a demandé à Melissa si elle l’avait nourri, et elle a répondu que non. Il a pris le chien dans ses bras, l’autorisant à lui lécher le cou et le menton. Il a dit qu’il s’en chargeait et a disparu. Nick part à Cardiff demain matin pour un film, a expliqué Melissa. Nous savions déjà que son mari était acteur. Melissa et lui apparaissaient souvent ensemble à des événements, et des amis d’amis avaient fait leur connaissance. Il avait une belle tête imposante, et il donnait l’impression de pouvoir facilement envelopper Melissa d’un seul bras tout en repoussant des intrus de l’autre. Il est très grand, a dit Bobbi. Melissa a souri, comme si « grand » était un euphé- misme pour quelque chose de pas nécessairement flatteur. La conversation a repris. Nous avons discuté 13 du gouvernement et de l’Église catholique. Melissa nous a demandé si nous étions croyantes, nous avons répondu que non. Elle a dit qu’elle trouvait les mariages et les enterrements réconfortants, « un peu comme un séda- tif ». Une sorte de communion, a-t-elle précisé. Il y a là-dedans quelque chose de bon pour l’individualisme névrotique. Et j’ai fréquenté une école religieuse, alors je connais la plupart des prières. Nous aussi, on était dans une école religieuse, a dit Bobbi. Ça n’est pas sans conséquences. Melissa a souri en demandant : lesquelles ? Eh bien, je suis gay, et Frances est communiste. Et je ne crois pas me souvenir de la moindre prière, ai-je dit. Nous sommes restées longtemps à discuter et à boire. Je me souviens que nous avons parlé de Patricia Lockwood, cette poétesse que nous admirions, et de ce que Bobbi appelait avec mépris le « féminisme de la fiche de paie ». Je commençais à être fatiguée et un peu ivre. Je ne trouvais rien d’intelligent à dire, et ce n’était pas facile de faire de l’humour simplement avec des expressions du visage. Je crois que j’ai beaucoup ri et acquiescé. Melissa nous a expliqué qu’elle travaillait sur un nouveau recueil de textes. Bobbi avait lu son premier livre, mais pas moi. Il n’est pas très bon, m’a dit Melissa. Attends le prochain. Vers trois heures du matin, elle nous a montré la chambre d’amis, nous a dit que ç’avait été génial de faire notre connaissance et qu’elle était ravie qu’on reste dormir. Une fois au lit, j’ai regardé le plafond et, tout à coup, je me suis sentie vraiment très ivre. La pièce tournoyait de manière brève mais répétée. Dès que mes yeux se mettaient à suivre un tourbillon, un autre lui 14 succédait. J’ai demandé à Bobbi si elle avait le même problème, mais elle m’a dit que non. Elle est incroyable, n’est-ce pas ? a dit Bobbi. Melissa. Je l’aime bien, ai-je répondu. Nous avons entendu sa voix dans le couloir et ses pas tandis qu’elle naviguait d’une pièce à l’autre. Quand le chien a aboyé, elle lui a crié dessus, puis ç’a été au tour de son mari. Ensuite, nous nous sommes endormies et ne l’avons pas entendu partir pour l’aéroport. / Bobbi et moi nous connaissions depuis le lycée. À uploads/Litterature/ extrait-extrait-0 1 .pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 15, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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