107 DOI 10.22015/V.RSLR/64.1.9 Versants 64:1, fascicule français, 2017, pp. 107

107 DOI 10.22015/V.RSLR/64.1.9 Versants 64:1, fascicule français, 2017, pp. 107-118. Mallarmé et la « valeur de bizarrerie » du poète comme ombre Margot Favard Université Paris Diderot Abstract: L’obscurité est un des lieux communs majeurs entourant le nom Mal- larmé, l’œuvre et le poète. Si elle lui est souvent reprochée comme preuve de son élitisme, Mallarmé en fait cependant le ressort de sa visibilité dans la commu- nauté littéraire car elle lui confère une identité si particulière qu’elle en devient évidente et transmissible. C’est que l’obscurité a pour corollaire un autre lieu commun poétique, celui du lien privilégié de tout poète avec les ombres. Nous voulons ainsi interroger la manière dont Mallarmé s’attèle à une fabrique de l’ombre qui puisse répondre à la « crise de vers » scellée par la mort de Hugo, par une œuvre toute d’obscurité et une figure de poète nimbée dans l’ombre comme une apparition toujours disparaissant. Keywords: Mallarmé, Hugo, obscurité, disparition, gloire À vouloir aborder la question des valeurs du lieu commun avec Mallar- mé, on est aisément tenté d’adjoindre l’obscurité au nom du poète et ain- si de reconduire ce qui est déjà un lieu commun critique. En 1941, Charles Mauron publie Mallarmé l’obscur1 : le nom du poète reçoit son épithète ho- mérique, et ce titre synthétise pour longtemps une des représentations les plus courantes de l’œuvre de Mallarmé, celle que bien des histoires litté- raires, scolaires et universitaires reprennent, sans que cela ne signe pour autant son invalidité. C’est que le nom de Mallarmé, recouvrant homme et œuvre, paraît se prêter particulièrement à la création de clichés qui ont la peau dure. Mallarmé spécialiste de la destruction des clichés de langue et pourfen- deur des lieux communs du journal, voilà un autre lieu commun que notre étude voudrait un peu amender afin de considérer que ce poète-là puisse être aussi le poète qui produit du lieu commun. Ce changement de perspec- tive implique de ne plus voir en Mallarmé la possible victime de clichés dont l’obscurité serait l’étendard, clichés produits par ceux qui le lisent en contre comme par ceux qui sont ses adeptes, et d’observer en quoi il peut être tenu pour responsable et créateur zélé des lieux communs qui entourent son nom d’auteur. C’est dans cette optique que j’interrogerai la fabrique de « Mallar- mé l’obscur » par Mallarmé lui-même, soit la formation d’un cliché d’auteur par le premier concerné, qui en tire profit au risque calculé des pertes et 1 Charles Mauron, Mallarmé l’obscur, Paris, José Corti, 1941. 108 Margot Favard Versants 64:1, fascicule français, 2017, pp. 107-118. malentendus engendrés en chemin. L’enjeu d’une possible efficace de son propre cliché est celui de la visibi- lité du poète dans le champ et l’histoire littéraire, son inscription dans une culture et une mémoire commune : son obscurité, à la fin du xixe siècle, est déjà à la fois le lieu commun qui permet d’identifier le poète et la bizarre- rie qui le sort du commun. Cependant, avant de devenir la preuve de son étrange singularité, l’obscurité de Mallarmé paraît être tributaire de ma- nière essentielle d’un autre lieu commun poétique et mythique, qui n’a rien de spécifique à Mallarmé : celui du lien privilégié des poètes avec l’ombre et les ombres. Comment Mallarmé réinvestit-il ce lieu commun du poète en dialogue avec l’ombre pour y loger sa bizarrerie propre ? Comment réussit-il à se faire lui-même ombre, image projetée en noir, fiction de présence d’un sujet poétique pourtant présent ? D’une « vieille image » qui circule dans deux lettres Dans le moment fondamental de sa « crise de Tournon » où se décide son esthétique, sa poétique et sa figure d’auteur, l’on voit déjà apparaître la lu- cidité de Mallarmé quant à l’usage bénéfique du lieu commun d’auteur. De 1864 à 1866 environ, alors qu’il s’essaie à poursuivre l’écriture d’Hérodiade, fi- gure qui s’effraie de se voir dans son miroir « comme une ombre lointaine »2, Mallarmé éprouve un profond désespoir lié à sa stérilité poétique. Le poète n’est alors obscur que parce qu’il est un jeune poète peu connu. C’est dans les bornes initiales et finales de cette crise que Mallarmé joint une même photographie de lui dans deux lettres distinctes : la première est adressée à Frédéric Mistral le 30 décembre 1864, la seconde est destinée à José-Maria de Heredia le 30 décembre 1865. Il est difficile de savoir exactement quelle est cette photographie, mais il s’agit sans doute d’un des deux portraits du poète pris par Constantin en 18613. Mallarmé diffuse ainsi un portrait de lui à dix-neuf ans, à chaque fois dans une lettre de vœux de nouvel an, une des spécialités de Mallarmé, et à chaque fois le présent de la photographie est suivi, en post-scriptum, d’une sorte de courte légende : J’ai là une vieille image : je vous l’envoie parce que le jour où je ne serai plus que mon ombre, et ce jour vient, elle aura une certaine valeur de bizarrerie4. 2 Stéphane Mallarmé, Hérodiade. Scène [1871, 1899], in Œuvres complètes, 2 vol., éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998-2003, t. I, p. 19. 3 Voir Jean-Michel Nectoux, Hervé Joubeaux et Jean-David Jumeau-Lafond (dirs.), Portraits de Mallarmé de Manet à Picasso, Vulaines-sur-Seine, Musée départemental Stéphane Mallar- mé, 2013. 4 Mallarmé, lettre à Frédéric Mistral, 30 décembre 1864, in Correspondance, éds. Henri Mon- dor et Lloyd James Austin, 11 vol., Paris, Gallimard, 1959-1985, t. I, pp. 148-149. Mallarmé et la « valeur de bizarrerie » 109 Versants 64:1, fascicule français, 2017, pp. 107-118. Je retrouve un ancien portrait du temps où je sombrais dans la mer du Spleen, j’ai l’air, n’est-ce pas, d’un naufragé qui se résigne. Le voulez-vous ? Et vous, tâchez aussi d’en retrouver un5. Malgré leurs différences, les deux envois ont pour enjeu commun de ser- vir au jeune poète de médiation vers deux auteurs consacrés, le Maître des Félibres et un des Maîtres du Parnasse, dont il aspire à être reconnu litté- ralement grâce à son portrait, comme à défaut et en vue d’une reconnais- sance plus littéraire à venir. Avant de leur adresser ces présents, Mallarmé n’a rencontré qu’une fois Mistral et Heredia et il se rappelle ainsi à leur bon souvenir avec une certaine forme d’aplomb, ou de culot. L’envoi engage un système de don et de contre-don, nettement visible dans le mot à Heredia : puisque Mallarmé a offert son portrait, à Heredia maintenant de lui rendre la pareille. Quant à la lettre pour Mistral, elle était écrite « du fond de l’En- nui », de la crise, et Mallarmé y formulait le souhait de « sortir de là ! »6. Le souhait à l’infinitif vaut pour injonction adressée à Mistral, chargé désor- mais de l’aider à s’extraire de son désespoir et de son obscurité d’inconnu. Le système du don/contre-don instaure un lien qui importe autant si ce n’est plus que le bien échangé : la diffusion de son portrait crée ce lien avec des maîtres susceptibles d’aider le jeune poète à entrer dans le champ littéraire. Le bien échangé importe tout de même bien sûr ainsi que les différences entre les deux légendes du portrait qui construisent deux légendes du jeune inconnu. Dans sa lettre à Mistral, du haut de ses vingt-deux ans, Mallarmé se pose en voix d’outre-tombe dont le devenir ombre ne saurait tarder. Cette mort projetée est, de manière topique, donnée comme la condition néces- saire de sa gloire qui ne peut survenir qu’après, et donc grâce à, sa trans- formation en ombre. C’est là le grand lieu commun poétique qui fait de la gloire du poète le corollaire de sa mort sur le modèle du chant du cygne, de la mort du Tasse lors de sa consécration au Capitole, ce que Balzac nomme encore « le soleil des morts » dans La Recherche de l’absolu7. Et c’est d’ailleurs sous le titre du Soleil des morts que le mallarmiste Camille Mauclair publie bien plus tard un roman où Mallarmé, qui écrivait n’avoir qu’« incompé- tence, sur autre chose que l’absolu »8, apparaît comme personnage de fiction sous le nom de Calixte Armel9. Mallarmé s’inscrit dans ce grand lieu commun poétique pour mieux prévenir Mistral de son futur glorieux, ce qui est une autre forme d’audace. En sus d’une reconnaissance dans le temps présent, le cliché photogra- 5 Id., lettre à José Maria de Heredia, 30 décembre 1865, in Correspondance, op. cit., t. III, p. 377. 6 Id., lettre à Frédéric Mistral, 30 décembre 1864, op. cit. 7 Honoré de Balzac, La Recherche de l’absolu [1834], Paris, Gallimard, 1976, p. 174. 8 Mallarmé, « Solennité », in Divagations, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 198. 9 Camille Mauclair, Le Soleil des morts, Paris, P. Ollendorff, 1898. 110 Margot Favard Versants 64:1, fascicule français, 2017, pp. 107-118. phique doit garantir une reconnaissance future. L’image est envoyée pour assurer la persistance du poète après sa mort, elle en est déjà une ombre, chargée de rappeler en uploads/Litterature/ favard-mallarme-et-la-valeur-de-bizarrerie-du-poete-comme-ombre.pdf

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