3 JANVIER : Épris (1) aujourd’hui de ce mot que lui a dit Flaubert ce matin, la

3 JANVIER : Épris (1) aujourd’hui de ce mot que lui a dit Flaubert ce matin, la formule suprême de l’École qui veut graver sur les murs, à ce qu’il dit : De la forme naît l’idée. 20 JANVIER : Comme on causait aux bureaux de l’Artiste, de Flaubert traîné à notre instar (2) sur les bancs de la police correctionnelle et que j’expliquais qu’on voulait en haut la mort du romantisme, et que le romantisme était devenu un crime d’État, Gautier s’est mis à dire, « Vraiment, je rougis du métier que je fais ! Pour des sommes très modiques, qu’il faut que je gagne parce que sans cela je mourrais de faim, je ne dis que la moitié ou le quart de ce que je pense… et encore, je risque à chaque phrase d’être traîné derrière les tribunaux ». 11 AVRIL : À cinq heures, été à l’Artiste. Gautier, Feydeau, Flaubert. Feydeau, toujours l’enfant dont le premier article vient d’être imprimé ; une infatuation, une admiration de soi, une satisfaction et un renflement de si bonne foi et si naïvement insolente qu’elle désarme. Grande discussion sur les métaphores. « Ses opinions n’avaient pas à rougir de sa conduite » de Massillon, acquitté par Flaubert et Gautier. « Il pratiquait l’équitation, ce piedestal des princes » de Lamartine, condamné sans appel. À la suite de quoi une terrible discussion sur les assonances, une assonance au dire de Flaubert devant être évitée quand on devrait mettre huit jours à l’éviter… Puis entre Flaubert et Feydeau, mille recettes de style et de formes agitées de petits procédés à la mécanique, emphatiquement et sérieusement exposés ; une discussion puérile et grave, ridicule et solennelle, de façons d’écrire et de règles de bonne prose. Tant d’importance donnée au vêtement de l’idée, à sa couleur et à sa trame, que l’idée n’était plus que comme une patère à accrocher des sonorités et des rayons. Il nous a semblé tomber dans une discussion de grammairiens du Bas Empire. 4 MAI : Louis est venu nous voir ce matin, nous apprendre le grand article Sainte-Beuve sur Madame Bovary (3), empressé comme un ami qui vient nous apprendre un petit embêtement. S’est longuement étendu sur l’importance d’un pareil article, et n’ayant pas le tact assez fin pour comprendre que nous avions parfaitement compris et que le coup avait parfaitement porté, a fini par nous dire : « C’est un article comme j’aurais voulu vous en voir un ! ». 17 MAI : Monsieur Bovary au lieu de Madame Bovary (4), le seul bon livre qu’a fait et que fera Champfleury, l’intérêt transporté de la femme au mari. La femme, moins délicate au fond que l’homme. Par exemple, mari avec nos goûts, blessé par sa femme, ne comprenant point les dessins de Watteau, ni les cadres de Louis XVI. 20 MAI : Dîner au Moulin Rouge. Nadar expose hautement le regret qu’il a de ne pouvoir lire Madame Bovary, mais on lui a dit que c’était un roman sans moralité. 23 MAI : Dubois, amateur d’autographes, singulier, vieillard sceptique, « Si je donne un conseil à ma femme, rien : elle lit Madame Bovary ! » ANNÉE 1858 Dimanche, NOVEMBRE : Saint-Victor, Charles-Edmond, Mario dînent chez nous. Flaubert, une intelligence hantée par M. de Sade auquel il revient toujours comme à un mystère qui l’affriole. Friand de la turpitude au fond, la cherchant, heureux de voir un vidangeur manger de la merde, et s’écriant, toujours à propos de Sade : « C’est la bêtise la plus amusante que j’aie rencontrée ! ». Dans le moment, dressant ses grosses et pantagruéliques ironies contre les attaqueurs de Dieu. Un individu est mené à la pêche par son ami athée ; on retire une pierre sur laquelle est écrit : « Je n’existe pas ! Signé : Dieu ». — « Tu vois bien » dit l’ami. Il a choisi, pour son roman, Carthage comme le lieu et la civilisation la plus pourrie. En six mois, il n’a fait encore que deux chapitres, qui sont un bordel de petits garçons et un repas de mercenaires (5). ANNÉE 1859 11 MAI : On sonne, c’est Flaubert à qui Saint-Victor a dit que nous avions vu quelque part une masse à assommer, à peu près carthaginoise, et qui vient nous demander l’adresse. Embarras pour son roman carthaginois : il n’y a rien ; pour retrouver il faut inventer le vraisemblable. Se met à regarder, à s’amuser, à voir comme un enfant, nos cartons, nos livres, tous nos musées. Il ressemble extraordinairement aux portraits de Frédérick Lemaître, jeune, très grand, très fort, de gros yeux saillants, les paupières soufflées, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge. Passe quatre ou cinq mois à Paris par an, n’allant nulle part, voyant seulement quelques amis : la vie d’ours que nous menons tous, Saint-Victor comme lui, et nous comme lui. Cette ourserie forcée et que rien ne vient rompre, de l’homme de lettres du XIXe siècle est étrange quand on la compare à la vie toute mondaine, en pleine société et criblée d’avances, d’invitations, de relations d’homme de lettres du XVIIIe siècle, d’un Diderot et d’un Voltaire, à qui le monde de son temps allait rendre visite à Ferney, ou des gens moindres, des auteurs en vogue, d’un Crébillon fils, d’un Marmontel. La curiosité de l’homme, les avances à l’auteur n’existent plus depuis la fondation de la bourgeoisie, depuis que l’égalité est proclamée. L’homme de lettres ne fait plus partie de la Société, il n’y règne plus, il n’y entre même plus. Dans tous les hommes de lettres que je connais, je n’en connais pas un seul allant dans ce qu’on appelle le monde. 15 NOVEMBRE. — Rouen, Hôtel de Normandie : Pour la première fois de notre vie, une femme nous sépare ; cette femme est Mlle de Châteauroux qui fit faire à l’un de nous le voyage de Rouen, tout seul, pour aller copier un paquet de ses lettres intimes à Richelieu, dans la collection Leber. Je suis à l’hôtel, dans une de ces chambres où l’on meurt par mégarde en voyage, une chambre au carreau glacial et qui tire un jour gris d’une cour comme un puits. Et dans mon mur, une voix de Gaudissart de trente ans chante alternativement le Miserere du Trouvère et le Roi de Béotie de l’Orphée d’Offenbach. 16 NOVEMBRE : Je rencontre, à la gare du chemin de fer, Flaubert qui conduit sa mère et sa nièce qui vont passer leur hiver à Paris. Son roman carthaginois en est à la moitié. Il me parle de l’embarras qu’il a, le travail qu’il lui a fallu d’abord pour se convaincre que cela était comme il le dit. Puis l’absence de dictionnaire qui l’oblige aux périphrases pour toutes les appellations. À mesure qu’il avance, la difficulté augmente. Il est obligé d’allonger sa couleur locale comme une sauce. Nous parlons d’About, qu’il trouve avec moi manquer à tous ses devoirs en manquant absolument d’esprit. « Puis il faut parler de ces choses-là sérieusement… ». Voltaire lui-même, quand il parle de ses choses-là, est crispé, convulsé, il a la fièvre, il écume, il dit : Écrasons l’infâme (6) Boulevard du Temple, n° 42 (7). ANNÉE 1860 Jeudi 12 JANVIER : Nous sommes dans notre salle à manger et cette jolie boîte de reps, tout enfermée et plafonnée de tapisseries, livres de dessins aux marques bleues où nous venons d’accrocher le triomphant Moreau de la Revue du Roi, reluit et s’égaie des éclairs et des feux doux du lustre de cristal de Bohême. Il y a à notre table, Flaubert, Saint-Victor, Scholl, Charles-Edmond, et en femmes, Julie et Mme Doche, une résille rouge sur ses cheveux qui ont un œil de poudre. On cause du roman de Lui de Mme Colet, où Flaubert est peint sous le nom de Léonce (8), et de temps en temps, Scholl, pour tirer l’attention à lui, blague quelque chose ou éreinte un absent. Il finit par s’engager d’honneur à casser les reins à Lurine. Au dessert, Doche se sauve à la répétition générale de Pénélope Normande qu’on dit jouer le lendemain. Saint-Victor, qui n’a rien pour son feuilleton, s’en va aussi à la répétition avec Scholl. Et voilà qu’entre nous nous nous mettons à causer du théâtre et voilà Flaubert à cheval sur cette jolie rosse. « Le théâtre n’est pas un art, c’est un secret. Je l’ai surpris des propriétaires du secret. Voici le secret. D’abord, il faut prendre des verres d’absinthe au café du Cirque, puis dire de toute pièce : C’est pas mal, mais… des coupures ! Répéter : Oui… mais il n’y a pas de pièce, et surtout, toujours faire des plans et ne jamais faire de pièce. Quand on fait une pièce, quand on fait même un article dans le Figaro on est foutu ! J’ai étudié le secret d’un imbécile, mais qui le possède, de la Rounat. C’est la Rounat qui a trouvé le uploads/Litterature/ flaubert-ches-les-goncourts.pdf

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