G A L L I M A R D D U M O N D E E N T I E R FILS D’ESPIONNE ANDRÁS FORGÁCH roma

G A L L I M A R D D U M O N D E E N T I E R FILS D’ESPIONNE ANDRÁS FORGÁCH roman Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly Du monde entier ANDRÁS FORGÁCH F I L S D ’ E S P I O N N E r o m a n Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly G A L L I M A R D Titre original : élŐ kötet nem marad © András Forgách, 2015. Publié en accord avec Sárközy & Co. Literary Agency. © Éditions Gallimard, 2021, pour la traduction française. note de l’éditeur Ce livre est une œuvre de fiction. S’il utilise des documents et des archives, il demeure une création artistique, pouvant par endroits s’éloigner des faits historiques. … un temps pour se taire, et un temps pour parler. L’Ecclésiaste, chapitre 3, verset 7 I MME PÁPAI L’anniversaire Mme Pápai était pile à l’heure au rendez-vous. Les mes­ sieurs arrivèrent avec un petit quart d’heure de retard, ce dont ils s’excusèrent aussi longuement que courtoisement, avant d’offrir à Mme Pápai un bouquet de fleurs en l’hon­ neur de son soixantième anniversaire. La scène se déroula place Batthyány. Tandis que ces messieurs se confondaient encore en excuses, Mme Pápai, d’un geste impatient, coupa court à ce flot de balivernes, et avec son sourire désarmant, son inimitable accent et sa voix mélodieuse qui ne fit qu’ac­ centuer le charme de ses propos, prononça au milieu des flocons de neige virevoltants (que, soit dit en passant, le rapport omit de mentionner) ces mots : « si c’est là le seul problème, messieurs, tout ira pour le mieux » ; en vérité, elle les appela « camarades », mais pour le sérieux de notre histoire nous nous en tiendrons au terme « messieurs », qui sied mieux aux propos galants tenus par les trois hommes ainsi qu’au joli bouquet de fleurs dont ils lui firent présent. Comme convenu à l’avance, le petit groupe se dirigea vers le salon de thé situé au bout de la place, à côté ou derrière l’église (question de point de vue), dont l’emplacement en contrebas de la rue évoquait les temps d’avant les grandes 13 inondations. En entendant le rire cristallin de Mme Pápai, même l’écume grise du fleuve s’éclaircit un instant : le spec­ tacle des énormes flocons de neige tombant obliquement sur la surface gris argenté de l’eau aurait pu faire pâlir d’envie le peintre Hokusai. Au même moment, le tramway 19 quittait le terminus et s’élançait vers le pont des Chaînes dans un effroyable cliquetis assourdissant qui étouffa le rire de Mme Pápai1. Mme Pápai n’était pas d’une élégance spectaculaire, elle portait, enfoncé jusqu’aux oreilles, un épais bonnet en laine multicolore, un manteau beige fourré, qui n’était pas à proprement parler du dernier cri (il sortait des ateliers de l’usine de confection Octobre rouge), des chaussures plates ordinaires, et n’avait pour seul bijou qu’une magnifique paire d’yeux vert émeraude, tachetés de gris et de bleu. Elle n’avait visiblement que faire de son apparence. « Ach, messieurs, l’habit ne fait pas le moine ! » aurait- elle rétorqué si on l’avait interrogée sur le sujet. Cela étant dit, une tenue sans éclat était pour le coup particulièrement recommandée. Ce n’était certainement pas Mme Pápai qui leur avait révélé la date de son anniversaire, car elle détes­ tait les commémorations et tenait à ce que l’on ne fasse aucun « tralala » ce jour-là. « Il y a des choses nettement, mais alors nettement plus importantes sur cette terre : des 1. Rapport : Le 3 décembre 1982, j’ai rejoint le c. s., n. de c. MME PÁPAI, au salon de thé Angelika. Le lieutenant-colonel de police János Szakadáti et le camarade lieutenant-colonel Miklós Beider étaient également présents. Nous sommes arrivés sur les lieux avec dix minutes de retard. MME PÁPAI nous attendait place Batthyány. Après les présentations, je lui ai chaleureusement souhaité un bon anniversaire pour ses 60 ans, et lui ai offert notre cadeau, un napperon à motifs folkloriques brodés, qu’elle a beaucoup apprécié, ainsi qu’un bouquet de fleurs. 14 gens meurent de faim, n’ont pas de chaussures à se mettre aux pieds, certains sont terrassés par des maladies, d’autres décimés par des guerres. » Il flottait qui plus est une légère incertitude autour de la date de naissance de Mme Pápai, mais cela, ces trois messieurs ne pouvaient pas le savoir. L’anniversaire de Mme Pápai en effet tombait certaines années, au hasard du calendrier, le premier jour d’une fête mobile bien connue, et lorsqu’elle était enfant, sa famille, encore très pratiquante à l’époque, fêtait son anniversaire ce jour-là, faisant ainsi une double célébration, qui, si l’am­ biance s’y prêtait, durait plusieurs journées puisque la Fête des Lumières dure, comme chacun le sait, huit jours, autre­ ment dit, ses parents, laissant libre cours à leur tempéra­ ment d’artistes, ne respectaient pas forcément la date réelle, trop quelconque à leurs yeux, de la naissance de leur fille, qui tombait en réalité le 3 décembre, car cette naissance leur avait procuré une joie tout aussi grande que la Fête des Lumières. Conséquence de cette fête à date variable : la mère de Mme Pápai, une femme passionnelle, réputée volage, et dont la mémoire était quelque peu défaillante, ne communiquait pas toujours la même date dans les multiples bureaux administratifs coloniaux, aussi divers que variés du fait de la double administration, ce qui compliquait passa­ blement la vie des résidents étrangers. Prise de court, elle se souvenait seulement que l’anniversaire de sa fille tombait au moment de Hanoukka. Voilà pourquoi figuraient sur différents documents des dates de naissance telles que le 1er, le 2, le 3 décembre, et même le 6 ! De quoi justifier l’« indif­ férence » voire, compte tenu de son athéisme convaincu, l’« aversion » de Mme Pápai vis-à-vis de son anniversaire. Mais cela, les trois messieurs ne pouvaient pas le savoir. Mme Pápai descendit en compagnie des trois galants 15 (Miklós Beider, lieutenant-colonel de police, agent trans­ metteur, József Dóra, lieutenant de police, agent récepteur, et János Szakadáti, lieutenant-colonel de police, chef de sous-section1) l’escalier abrupt qui menait au salon de thé Angelika. Si Dóra et Szakadáti n’étaient pas restés dis­ crètement en arrière (conformément aux us et coutumes conspiratifs), on aurait cru assister à l’entrée en scène d’une prima donna. Mais ils n’étaient pas au bout de leurs sur­ prises. Installés dans un box du salon de thé, à l’abri des regards, les trois messieurs livrèrent bataille pour aider Mme Pápai à ôter son manteau, bataille où Miklós se mon­ tra le plus habile. Lorsque ledit manteau glissa des épaules de la femme, les regards des trois messieurs s’attardèrent sur les hanches et l’opulente poitrine, vestiges de la beauté d’antan de cette créature plus très jeune, pas très grande, une beauté qui se révélait dans toute sa splendeur sur cer­ taines photographies – clichés que ces messieurs n’avaient jamais vus – prises au bord de la mer, surtout celles où la lumière crépusculaire mettait en valeur les contours de la silhouette, ainsi que le visage resplendissant dont la beauté devait autant à ses proportions parfaites qu’à la vitalité et à l’inconditionnelle bonne humeur que reflétaient ses traits. Le fait que ces clichés exotiques eussent été pris lors de rendez-vous conspiratifs aurait sans doute émoustillé 1. RÉSOLUTION J’ai transmis ce jour-là le dossier 2959 B-1 concernant… nom (date et lieu de naissance, nom de jeune fille de la mère), nom de code : MME PÁPAI, au camarade József Dóra (désignation précise de l’organi­ sation : III/I‑3) pour le suivi et l’emploi de l’agent de réseau, dossier qui m’a été transmis par le camarade Rudolf Rónai. Budapest,… jour, octobre 1982 Rudolf Rónai, transmetteur, József Dóra, récepteur. 16 l’imagination de ces messieurs, mais la conversation ne porta nullement sur les criques nichées à l’ombre de cèdres du Liban, où des hommes et des femmes de toutes natio­ nalités et de toutes confessions batifolaient en barbotant dans l’eau et, tout en se prenant en photo, ici avec de petits ânes, là devant des cascades ou face à la Méditerranée, discutaient des missions urgentes de l’organisation locale du Parti, tandis que, plus au nord, la guerre mondiale fai­ sait rage. Une fois assis et après avoir étudié la carte, les trois messieurs commandèrent en chœur un café, tandis que Mme Pápai optait pour un thé Earl Grey, le comble du luxe à cette époque, mais renonçait, invoquant sa taille replète, aux pâtisseries, en dépit des encouragements de Miklós qui, de sa chaude voix de baryton, lui confia : « Le mille- feuille est excellent, prodigieux, mon petit-fils en mange deux d’un coup, sans parler du gâteau au pavot… » « Le Flodni ! intervint le camarade Szakadáti, c’est un truc juif, pas vrai ? » avant de, sentant le regard désapprobateur de Miklós et de József, se taire immédiatement. Miklós, cepen­ dant, qui connaissait Mme Pápai depuis plus longtemps que les autres, insista et parla en termes uploads/Litterature/ forgach.pdf

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