Michel Foucault Langage et Littérature Conférence à l’Université Saint-Louis Br
Michel Foucault Langage et Littérature Conférence à l’Université Saint-Louis Bruxelles 18/19 mars 1964 [1] I La question, qui est désormais célèbre, “Qu’est-ce que la littérature?”, vous savez qu’elle est associée pour nous à l’exercice même de la littérature, comme si cette question n’était pas posée après coup par une tierce personne s’interrogeant sur un objet étrange et qui lui serait extérieur, mais comme si elle avait son lieu d’origine exactement dans la littérature, comme si poser la question “Qu’est-ce que la littérature?” ne faisait qu’une seule et même chose avec l’acte même d’écrire. “Qu’est-ce que la littérature?”, ce n’est pas du tout une question de critique, ce n’est pas du tout une question d’historien, de sociologue, s’interrogeant devant un certain fait de langage. C’est en quelque sorte un creux qui est ouvert dans la littérature, un creux où elle aurait à se loger et probablement à recueillir tout son être. Il y a cependant un paradoxe, en tout cas une difficulté. Je viens de dire que la littérature se loge dans la question “Qu’est-ce que la littérature?”. Mais, après tout, cette question est fort récente; elle est à peine plus ancienne que nous. En somme, la question “Qu’est-ce que la littérature?”, on peut dire en gros que c’est depuis cet événement qu’a été l’œuvre de Mallarmé qu’elle est venue jusqu’à nous et qu’elle a pu se formuler. Alors que la littérature, elle, n’a pas d’âge, elle n’a pas plus de chronologie ou d’état civil que le langage humain lui-même. Cependant je ne suis pas sûr que la littérature elle-même soit aussi ancienne qu’on a l’habitude de le dire. Bien sûr il y a des millénaires que quelque chose existe, que rétrospectivement nous avons l’habitude d’appeler «la littérature». Je crois que c’est cela justement qu’il faudrait questionner. Il n’est pas si sûr que Dante ou Cervantès ou Euripide, ça soit de la littérature. Ils appartiennent bien sûr à la littérature, cela vaut dire qu’ils font partie actuellement de notre littérature actuelle, et ils font partie de la littérature grâce à un certain rapport qui ne concerne en fait que nous. Ils font partie de notre littérature, ils ne font pas partie de la leur, pour l’excellente raison que la littérature grecque, ça n’existe pas, la littérature latine ça n’existe pas. Autrement dit, si le rapport de l’œuvre d’Euripide à notre langage est bien littérature, le rapport de cette même œuvre au langage grec n’était certainement pas de la littérature. C’est pourquoi je voudrais distinguer bien clairement trois choses. D’abord il y a le langage. Le langage c’est, vous le savez, le murmure de tout ce qui est prononcé, et puis c’est en même temps ce système transparent qui fait que, quand nous parlons, nous sommes compris, bref, le langage c’est à la fois tout le fait des paroles accumulées dans l’histoire, et puis le système même de la langue. Voilà donc d’un côté le langage. D’un autre côté il y a les œuvres, disons qu’il y a cette chose étrange à l’intérieur du langage, cette configuration de langage qui s’arrête sur soi, qui s’immobilise, qui constitue un espace qui lui est propre, et qui retient dans cet espace l’écoulement du murmure, qui épaissit la transparence des signes et des mots, et qui dresse ainsi un certain volume opaque, probablement énigmatique, et c’est cela en somme qui constitue une œuvre. Et puis il y a un troisième terme, qui n’est exactement ni l’œuvre ni le langage, ce troisième terme c’est la littérature. La littérature ce n’est pas la forme générale de toute œuvre de langage, ce n’est pas non plus le lieu universel où se situe l’œuvre de langage. C’est en quelque sorte un troisième terme, le sommet d’un triangle, par lequel passe le rapport du langage à l’œuvre et de l’œuvre au langage. Je crois que c’est un rapport de ce genre qui est désigné par le mot «littérature» dans son acception classique, littérature au XVIIe siècle qui voulait tout simplement désigner la familiarité de quelqu’un au moment même où il utilisait le langage courant, la familiarité qu’il pouvait avoir avec les œuvres de langage, l’usage, la fréquentation par laquelle il récupérait au niveau de son langage quotidien ce qui était en soi et pour soi une œuvre. Ce rapport qui constituait la littérature à l’époque classique n’était à cette époque-là qu’une affaire de mémoire, de familiarité, de savoir, c’était une affaire d’accueil. Or ce rapport entre le langage et l’œuvre, ce rapport qui passe par la littérature a cessé à partir d’un certain moment d’être un rapport purement passif de savoir et de mémoire, il est devenu un rapport actif, pratique, par là même un rapport obscur et profond entre l’œuvre [2] au moment où elle se fait et le langage lui-même. Dans l’ordre de la chronologie, le moment où la littérature est devenue le troisième terme actif dans le triangle qui se constitue ainsi, ce moment c’est évidemment au début du XIXe siècle, ou à la fin du XVIIIe, au voisinage de Chateaubriand, de Mme Staël, de Laharpe, au détour du XVIIIe siècle, au moment où le XVIIIe siècle se détourne de nous, referme sur soi et emporte avec soi quelque chose qui nous est dérobé maintenant, mais qui demeure à penser sans doute si nous voulons penser ce que c’est que la littérature. On a l’habitude de dire que la conscience critique, l’inquiétude réfléchissante sur ce que c’est que la littérature s’est introduite très tard, en quelque sorte dans la raréfaction, dans le tarissement de l’œuvre au moment où, pour des raisons purement historiques, la littérature n’a plus été capable de se donner d’autre objet qu’elle-même. A vrai dire il me semble que le rapport de la littérature à soi, la question sur ce qu’elle est faisait dès l’origine partie de sa triangulation de naissance. La littérature n’est pas le fait pour un langage de se transformer en œuvre, ce n’est pas non plus le fait pour une œuvre d’être fabriquée avec du langage, la littérature, c’est un troisième point, différent du langage et différent de l’œuvre, un troisième point qui est extérieur à leur ligne droite et qui par là même dessine un espace vide, une blancheur essentielle où naît la question “Qu’est-ce que la littérature?”, une blancheur essentielle qui à vrai dire est cette question même. Celle-ci par conséquent, cette question ne se superpose pas à la littérature, elle ne s’ajoute pas par une conscience critique supplémentaire à la littérature, elle est l’être même de la littérature, originairement écartelé et fracturé. A vrai dire je n’ai pas le projet de vous parler de quoi que ce soit, ni de l’œuvre, ni de la littérature, ni du langage. Mais je voudrais placer en quelque sorte mon langage, qui malheureusement n’est ni œuvre ni littérature, je voudrais le placer dans cette distance, dans cet écart, dans ce triangle, dans cette dispersion d’origine où l’œuvre, la littérature et le langage s’éblouissent les uns les autres, je veux dire s’illuminent et s’aveuglent les uns les autres, pour que peut-être, grâce à cela, quelque chose de leur être sournoisement vienne jusqu’à nous. Peut-être serez-vous un peu choqués et déçus du peu que j’ai à vous dire. Mais ce peu j’aimerais beaucoup que vous y prêtiez attention, car je voudrais que parvienne jusqu’à vous ce creux du langage qui ne cesse de creuser la littérature depuis qu’il existe, c’est-à-dire depuis le XIXe siècle. Je voudrais que vous apparaisse au moins la nécessité de vous débarrasser d’une idée toute faite, d’une idée que cette littérature précisément s’est faite d’elle- même, et cette idée c’est celle-ci, que la littérature est un langage, un texte fait des mots, de mots comme les autres, mais des mots qui sont suffisamment et tellement choisis et arrangés que, à travers ces mots passe quelque chose qui est un ineffable. Il me semble que c’est tout le contraire, que la littérature n’est pas faite du tout d’un ineffable, elle est faite d’un non- ineffable, de quelque chose que l’on pourrait par conséquent appeler, au sens strict et originaire du terme, fable. Elle est donc faite d’une fable, de quelque chose qui est à dire et qui peut être dit, mais cette fable est dite dans un langage qui est absence, qui est meurtre, qui est dédoublement, qui est simulacre, grâce à quoi il me semble qu’un discours sur la littérature est possible, un discours qui serait autre chose que ces allusions dont on nous a rebattu les oreilles depuis maintenant des centaines d’années, ces allusions au silence, au secret, à l’indicible, aux modulations du cœur, finalement à tous ces prestiges de l’individualité où la critique, jusqu’à ces derniers temps, avait abrité son inconsistance. La première constatation est que la littérature ce n’est pas ce fait brut de langage, qui se laisse peu à peu pénétrer par la question subtile, secondaire, de son essence et de son droit à l’existence. La littérature en elle-même c’est une distance creusée à l’intérieur du langage, une distance qui est sans cesse parcourue et uploads/Litterature/ foucault-langage-et-litterature.pdf
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- Publié le Mar 03, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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