1 Ecrivain majeur de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, Re

1 Ecrivain majeur de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, Remy de Gourmont semble pourtant avoir été occulté du paysage littéraire français. La plus grande partie de son œuvre est épuisée et les rééditions sont rares. Dans toute sa production, seuls quelques titres restent familiers à des oreilles attentives. Il a pourtant écrit des œuvres nombreuses et variées. En 1909, dans un article du Mercure de France, revue littéraire dont Gourmont fut le directeur, Marcel Coulon rend hommage à cette diversité : Poète, dramaturge, romancier, érudit, historien, critique, philosophe, philologue et savant, il est tout cela, et je ne sais quoi encore avec ses Epilogues ( 3 volumes ) et ses Dialogues des Amateurs, « réflexions sur la vie » à l’aide desquelles il analyse depuis quinze ans les institutions, les mœurs, les livres et les gestes sociaux ou individuels.1 Méconnu par notre époque et tombé dans l’oubli quelques années après sa mort, Gourmont était considéré comme une figure littéraire importante de l’époque « fin-de-siècle ». « […] il nous apparaissait comme le représentant le plus complet, l’expression même, dans tous ses aspects, dans toute sa complexité, de notre génération littéraire », écrit Louis Dumur2. A la fois produits d’une époque et œuvres d’une grande originalité, les textes de Gourmont incarnent une existence littéraire. Son attitude par rapport au monde consiste en un intellectualisme radical qui se manifeste jusque dans ses romans, entraînant un traitement tout à fait particulier du genre romanesque. A la première lecture, il est frappant de constater la fréquence avec laquelle revient une technique littéraire tout à fait significative : le monologue intérieur. Cette technique littéraire, qui a joué un rôle important dans le renouvellement du roman au vingtième siècle et dont l’utilisation la plus exemplaire est celle de James Joyce dans Ulysse en 1922, pose de nombreux problèmes. Elle a toujours suscité des interrogations multiples sur sa nature et sur son origine. Son étude nécessite une approche historique permettant d’esquisser une définition de cette notion. Avant d’aborder l’enjeu de l’utilisation du monologue intérieur dans les romans de Gourmont, il faut monter qu’il est légitime d’employer cette expression pour un procédé caractéristique de l’écriture gourmontienne. Etrangement, les quelques critiques qui se sont intéressés à cet auteur ont dans l’ensemble ignoré l’existence d’une telle technique. 1 « La complexité de Remy de Gourmont », Mercure de France, juin 1909, p. 390. 2 « Remy de Gourmont », Mercure de France, novembre 1915, p. 401. 2 Seul Karl D. Uitti parle d’une « sorte de monologue intérieur » dans son ouvrage très précis et très complet sur Remy de Gourmont1. Notre étude du monologue intérieur s’appuiera sur trois romans dans lesquels ce procédé constitue de toute évidence le fondement de la narration, Sixtine, premier roman de Gourmont publié en 1890, Les Chevaux de Diomède publié en 1897 et Un cœur virginal publié en 1907. Ces trois romans sont représentatifs de l’oubli qui entoure l’œuvre de Gourmont. Tous les trois épuisés, ils ont fait l’objet d’un nombre très restreint de rééditions. Sixtine n’a été réédité qu’en 1982 dans la collection 10/182, Les Chevaux de Diomède ont été réédités en 1921 aux éditions La Connaissance3. Un cœur virginal a été réédité en 1923, puis en 1947 et très récemment, en 1999, aux Editions du Carrousel4. La date récente des dernières publications indique pourtant un regain d’intérêt de notre époque pour cet auteur de la fin du siècle dernier, accompagné d’une reprise de la recherche. Le délaissement de ces trois œuvres au cours du vingtième siècle peut s’expliquer par la difficulté d’accès qui les caractérise. En accord avec l’aristocratisme de la pensée revendiqué par Gourmont, ces romans sont foncièrement intellectuels et seul Un cœur virginal se présente sous la forme d’un roman traditionnel. Publiés respectivement en 1890, 1897 et 1907, Sixtine, Les Chevaux de Diomède et Un cœur virginal correspondent à des périodes différentes dans l’esthétique gourmontienne et permettent de suivre son évolution. Mais l’utilisation du monologue intérieur est le signe d’une unité esthétique de ces trois œuvres, toutes trois « romans de la vie cérébrale », comme l’annonce le sous-titre de Sixtine. Le rapport évident qui s’esquisse entre le monologue intérieur et la principale caractéristique de Gourmont, l’intellectualisme, laisse entrevoir l’importance de cette technique romanesque et la finalité de notre étude est de montrer en quoi le monologue intérieur est au cœur de l’esthétique gourmontienne. Nous aborderons le monologue intérieur comme une technique exprimant la vie intérieure des personnages, son 1 La passion littéraire de Remy de Gourmont, Publication du département de langues romanes de l’Université de Princeton, Princeton University New Jersey, Presses Universitaires de France, 1962, p. 142. 2 Edition originale : Sixtine, roman de la vie cérébrale, Albert Savine, 1890. Réédition : série « fin-de-siècle » dirigée par Hubert Juin, Paris, UGE, 10/18, 1982. Nous citerons désormais dans cette édition. 3 Edition originale : Les Chevaux de Diomède, Paris, Mercure de France, avril-mai 1897, publié en volume aux éditions Mercure de France en 1897. Réédition : Collection des Chefs-d’œuvre, La Connaissance, Paris, 1921. Nous citerons désormais dans cette édition. 4 Edition originale : Un cœur virginal, Paris, Mercure de France, 1907, publié en volume aux éditions Mercure de France en 1907. Rééditions : « Les Beaux Romans », Henri Jonquière & Cie, Paris, 1923 (nous citerons désormais dans cette édition) ; Editions Hier et Aujourd’hui, 1947 ; Les Editions du Carrousel, 1999, suivi de Histoires magiques. Dans les notes, nous utiliserons les abréviations suivantes : - S. pour Sixtine. - Les C.D. pour Les Chevaux de Diomède. - Un c.v. pour Un cœur virginal. 3 étude aboutissant nécessairement à une vision plus générale de la pensée. Le monologue intérieur doit être considéré à la fois en tant que technique littéraire et dans ses rapports avec la pensée, puisque son rôle premier est d’exprimer l’intériorité des personnages. Nous nous appuyons avant tout sur l’ouvrage de Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, qui met au point les différentes manières d’exprimer la vie intérieure des personnages. Dorrit Cohn distingue trois structures discursives permettant de rapporter les faits psychiques ou d’y faire référence1. Le psycho-récit correspond au discours omniscient du narrateur rapportant les pensées du personnage au style indirect. Le monologue rapporté, ou monologue intérieur direct, laisse la parole au personnage par une citation de pensée. Enfin, le monologue narrativisé ou monologue intérieur indirect correspond au style indirect libre et unit récit et citation : Pour résumer : (1) le psycho-récit, discours du narrateur sur la vie intérieure d’un personnage ; (2) le monologue rapporté, discours mental d’un personnage ; (3) le monologue narrativisé, discours mental d’un personnage pris en charge par le discours du narrateur.2 Nous nous concentrerons sur les deux derniers types de discours narratifs qui sont deux variantes de la technique qui nous concerne, mais le psycho-récit permettra aussi ponctuellement d’éclairer le traitement de la pensée. Si le monologue intérieur n’a jamais été étudié dans l’œuvre de Gourmont, plusieurs critiques nous ont néanmoins guidé dans notre étude. Karl D. Uitti et Garnet Rees3 apportent une vision globale éclairante de l’esthétique gourmontienne, ainsi que des analyses ponctuelles utiles pour notre sujet. En ce qui concerne la « fin-de-siècle », l’ouvrage de Sandrine Schiano-Bennis traite de la renaissance de l’idéalisme dans une perspective qui rejoint les enjeux du monologue intérieur chez Gourmont4. Nous étudierons dans un premier temps le monologue intérieur en tant que technique littéraire. L’expression pose un certain nombre de problèmes dans une époque où cette notion n’a pas encore été théorisée. Elle est pourtant bien présente dans les trois romans et apparaît comme un produit de la « fin-de-siècle ». Nous verrons ensuite les conséquences de 1 Transparent Minds, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1978 ; traduction française par Alain Bony, La Transparence intérieure, Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Editions du Seuil, 1979, p. 25-29. 2 Ibid., p. 28-29. 3 Garnet Rees, Remy de Gourmont ; essai de biographie intellectuelle (thèse de doctorat), Boivin, 1940. 4 La renaissance de l’idéalisme à la fin du XIXe siècle, H. Champion, Paris, 1999 (Romantisme et modernité ; 29). 4 l’utilisation du monologue intérieur sur le genre romanesque. Il entraîne une crise du roman caractéristique de cette période et particulièrement visible à travers ces trois œuvres. Nous dépasserons enfin cette crise en considérant le monologue intérieur comme la manifestation privilégiée de l’imagination créatrice gourmontienne dans laquelle repose l’unité de l’œuvre. 5 Première partie : Un monologue intérieur inscrit dans l’histoire littéraire Une notion problématique Le monologue intérieur entre présence et absence Remy de Gourmont fut à la fois écrivain, théoricien et critique littéraire. Son œuvre est à ce titre significative. De Sixtine au Chemin de velours en passant par Le Livre des Masques, ses écrits sont aussi nombreux que variés. Cependant, ses commentaires sur ses propres œuvres littéraires sont rares. On trouve quelques commentaires évasifs dans les Lettres intimes à l’Amazone 1 ou une réponse plutôt ironique à propos de Sixtine dans l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret.2 L’étude de sa vision uploads/Litterature/ l-x27-auto-recit-cohn.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager