DE PÉTRARQUE A DESCARTES Fondateur : Pierre MESNARD Directeur : Jean-Claude MAR
DE PÉTRARQUE A DESCARTES Fondateur : Pierre MESNARD Directeur : Jean-Claude MARGOLIN X L I I I ACTES DU XXIIIe COLLOQUE INTERNATIONAL D'ÉTUDES" HUMANISTES TOURS - JUILLET 1980 LES JEUX À LA RENAISSANCE Études réunies par Philippe ARIÈS et Jean-Claude MARGOLIN AVEC 22 PLANCHES HORS-TEXTE Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, Ve 1982 L E S J E U X D E M O N T A I G N E Parler des «jeux» de Montaigne, c'est d'abord s'interroger sur le statut ambigu de cette pratique du point de vue notionnel. On peut en effet entendre par « jeu » soit une distraction organisée, soumise à des règles strictes que les joueurs conviennent de respecter (le jeu de balle, le jeu de cartes), soit un passe-temps purement gratuit, sans règles ni obligations. Le terme recouvre donc des notions quasi opposées, régu- lières et irrégulières, selon que l'on désigne une pratique sociale régle- mentée ou l'activité ludique au sens le plus général1. En outre, il semble difficile de postuler l'existence de pratiques récréa- tives dissociables de l'ensemble des activités culturelles de l'homme. C'est à juste titre qu'on a critiqué la théorie de Johan Huizinga, ou plus exac- tement les prémisses sur lesquelles elle reposait : constituer le ludique en catégorie, c'est postuler a priori l'existence d'activités « sérieuses » qui échappent au ludique ; or Huizinga a fort bien montré dans le détail à quel point des pratiques réputées « sérieuses » étaient en fait pénétrées d'éléments ludiques. On ne saurait sous-estimer la part de «jeu» qui entre nécessairement dans toute activité culturelle et donc dans toute écriture littéraire2. Cependant, il est des époques plus portées que d'autres sur le jeu et des écrivains plus ouvertement « joueurs » que leurs contemporains. Ce qu'on pourrait appeler la « compulsion ludique» de la Renaissance constitue certainement un versant important de son épistémè. Sans doute, à côté d'Érasme et de l'Arioste, Rabelais est-il l'incarnation même de cet esprit-joueur de l'époque3. Tous les éléments qu'il emprunte à la science ou à la fable, qu'il vole aux Modernes ou copie sur les Anciens, tout ce langage sur le langage entre chez lui dans le grand jeu de la création artistique4. Cependant, on peut se demander s'il n'en est pas de même, à un degré différent, chez un auteur tout aussi friand de commentaires (bien qu'il s'en moque) et tout aussi fasciné par l'ambiguïté de l'écriture comme Montaigne. Avant de répondre à cette question, il convient de s'interroger sur l'attitude de l'auteur des Essais vis-à-vis des jeux réglés de sa société, c'est-à-dire des pratiques récréatives organisées dont il est le témoin : jeux nobiliaires, jeux populaires, jeux de société. * * * 326 F. RIGOLOT Les frontières du jeu réglé ne sont pas toujours aisées à définir. Le jeu n'est pas la fête, bien qu'il n'y ait pas de fête sans jeu. Mais, avec Robert Mandrou, il faut mettre en garde, sur le plan fonctionnel, contre « une confusion qui placerait toutes les entreprises humaines sous le signe du jeu» 5. Sous l'Ancien Régime, la chasse est «un jeu réservé aux nobles», «le monopole de leur groupe»6. Montaigne, très chatouilleux sur le compte de sa noblesse, se devait de chasser sur ses terres et de connaître l'art de la vénerie et de la fauconnerie. Cependant, dans l'essai «De la Cruauté» (II, 11), il nous dit qu'il réprouve la chasse parce que c'est un sport cruel7 : Je hay, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par juge- ment, comme l'extreme de tous les vices. Mais c'est jusques à telle mollesse que je ne vois pas égorger un poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gémir un lievre sous les dens de mes chiens, quoy que ce soit un plaisir violent que la chasse (408 b). Cela demandait sans doute un certain courage, à l'époque, de prendre personnellement position contre l'activité récréative des nobles par excel- lence. On connaît le tableau saisissant où, après tant d'évocations symbo- liques du chevreuil par les poètes pétrarquistes, l'essayiste décrit avec réalisme le sort pitoyable du cerf aux abois : (a) De moy, je n'ay pas sceu voir seulement sans desplaisir poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence et de qui nous ne recevons aucune offence. Et comme il advient communément que le cerf, se sentant hors d'alaine et de force, n'ayant plus autre remede, se rejette et rend à nous mesmes qui le poursuivons, nous demandant mercy par ses larmes, (b) quaestuque, cruentus Atque imploranti similis, (a) ce m'a toujours semblé un spectacle très déplaisant (412). La citation de l'Ênéide (vv. 501-2) poétise en un sens tout différent l'image de la bête traquée. S'il y a un jeu, il est de nature allitérative (« remède, rejette et rend») et paronymique («deffence» et « offence», qui s'inscrivent dans un schème sonore plus vaste : « seulement », « sans », « communément », « sentant », « ayant », « rend », « desplaisant ») ; il est aussi de nature étymologique, comme souvent chez Montaigne, par le biais du latin cruor (« cruentus », sanglant chez Virgile) qui s'explicite après un second alongeail (b) et une citation des Métamorphoses : « Les naturels sanguinaires à l'endroit des bestes tesmoignent une propension naturelle à la cruauté (412 a). Il existe sans doute d'autres raisons, que Montaigne ne développe pas parce que l'essai ne s'y prête pas, qui motivent son dégoût pour la chasse. D'abord, on sait le peu d'attrait qu'exercent sur lui les sports violents : Il y a d'autres jeux de mains (écrit-il à propos des tournois), indiscrets et aspres, à la Françoise, que je hay mortellement : j'ay la peau tendre et sensible ; j'en ay veu en ma vie enterrer deux Princes de nostre sang royal (III, 8, 918 b). LES JEUX DE MONTAIGNE 327 Ici, le jeu verbal consiste à rapprocher la mort du combattant (le verbe « enterrer ») de sa haine mortelle pour ce type de combat (l'adverbe «mortellement») — jeu d'ailleurs souligné par l'alongeail qui fait suite immédiatement : (c) « Il faict laid se battre en s'esbatant » (918). On voit que Montaigne laisse rarement passer l'occasion de jouer sur les mots quand il s'agit d'évoquer ici précisément son peu de goût pour les jeux. Dans l'exemple cité, le texte de l'essai ne fait que reprendre, mais sous une forme hautement élaborée, la technique populaire du proverbe rimé : «jeu de mains, jeu de vilains»8. Dans l'essai intitulé «Couardise mère de la cruauté» (II, 27), Mon- taigne condamne l' « escrime » (le duel) comme une pratique faussement honorable, « desrogeant à la vraye et naïfve vertu » : Cet autre exercice est d'autant moins noble qu'il ne regarde qu'une fin privée, qui nous apprend à nous entreruyner, contre les loix et la justice, et qui en toute façon produict toujours des effets dommageables. Il est bien plus digne et mieux séant de s'exercer en choses qui asseurent, non qui offencent nostre police, qui regardent la publique seurté et la gloire commune (676 b). En fait, à bien y regarder, cette attitude négative vis-à-vis du manie- ment de l'épée tient moins à une question d'honneur qu'à une aptitude physique et à une «science», à un «art»: Je say bien que c'est un art (...); mais ce n'est pas proprement vertu, puis- qu'elle tire son appuy de l'addresse et qu'elle prend autre fondement que de soy mesme (676 b). Or, on sait que Montaigne se dit « sans addresse » comme il veut que ses Essais soient écrits « sans art » : « D'adresse et de disposition, je n'en ay point eu » (II, 17, 625 a). Tout se passe donc comme s'il réprouvait le duel sur le plan moral pour trouver une justification admissible à sa carence physique. Montaigne prend d'ailleurs plaisir à rabaisser ses dispositions dans les «exercices de corps ». Par là, il creuse le fossé qui le sépare de son père. Dans l'esssai « De la Praesumption » (II, 17), il écrit : (Mon père) ne trouva guere homme de sa condition qui s'esgalast à luy en tout exercice de corps : comme je n'en ay trouvé guiere aucun qui ne me sur- montât, sauf au courir (en quoy j'estoy des mediocres) (625 a). A l'entendre, il serait inapte à tous les arts, à tous les jeux, à tous les sports, ou peu s'en faut : De la musique, ny pour la voix que j'y ay trèsinepte, ny pour les instru- mens, on ne m'y a jamais sceu rien apprendre. A la danse, à la paume, à la lutte, je n'y ay peu acquérir qu'une bien fort legere et vulgaire suffisance; à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout (Ib.). La liste de ses impérities est impressionnante ; elle semble prendre à rebours, et avec une ironie à peine masquée, l'idéal du gentilhomme 328 F. RIGOLOT uploads/Litterature/ francois-rigolot-jeux-de-montaigne.pdf
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- Publié le Nov 02, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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