Les Cahiers d’Orient et d’Occident Lettre bimestrielle n°1 – mars/avril 2006 __
Les Cahiers d’Orient et d’Occident Lettre bimestrielle n°1 – mars/avril 2006 ____________________________________ Orient intérieur Esotérisme occidental et oriental Romantisme allemand Documents littéraires rares ou inédits Libres destinations Tous droits réservés 2006 DE L’ORIENT INTERIEUR NIETZSCHE ET L’ORIENT S’il existe une actualité de Nietzsche, elle est assurément à chercher du côté non de la philosophie occidentale, mais de le la philosophie orientale, autrement dit auprès de ces philosophes d’orient qui n’ont pas hésité un jour à se décentrer mentalement pour entrer dans la connaissance de son oeuvre. Or, si nous prétendons, depuis l’Occident, renouveler notre propre connaissance de Nietzsche, il faut que nous opérions à notre tour un identique décentrement mental : en adoptant un point de vue oriental sur son oeuvre. Faute de cette démarche, que l’on pourrait appeler orientale/occidentale, l’œuvre de Nietzsche restera celle d’un prophète sans patrie et, par conséquent, demeurera indéfiniment étrangère à sa propre patrie, l’Allemagne, ainsi qu’à l’Europe. Ou bien faudra-t-il tenir désormais Nietzsche pour un penseur oriental ? Voici comment Nietzsche apparaît dans le miroir du philosophe pakistanais Mohammad Iqbal (1873-1938) : 2 1 « Si tu désires de douces mélodies, détourne-toi de lui : Dans le crissement de sa plume, gronde le tonnerre. Il a plongé un poignard dans le cœur de l’Occident… » « Nietzsche », Message de l’Orient « De la mollesse de l’homme, s’émut le cœur du sage, Par la pensée, il créa un être plus viril. Il apporta à l’Europe cent révoltes nouvelles, Comme un fou arrivant dans une boutique de verrier ! » « Conversations dans l’au-delà », Message de l’Orient 2 « Aux confins de ce monde contingent, se trouvait un homme à la voix pleine de passion : son regard était plus perçant que celui de l’aigle, son visage trahissait la passion qui embrasait son coeur. A chaque instant augmentait la fièvre dans son sein, et il avait sur les lèvres un vers qu’il répétait sans cesse : « Ni Gabriel, ni paradis, ni houri, ni Dieu, seulement une poignée de terre brûlée du désir du cœur ! » Je dis à Rûmî : « Qui est ce fou ? » Il répondit : « C’est un sage allemand. Il se tient entre deux mondes ; le chant de sa flûte est un chant antique. Ce Hallâj sans corde et sans gibet redisait de nouveau et différemment des paroles anciennes. Ses paroles étaient audacieuses et ses pensées élevées ; les Occidentaux furent coupés en deux par le glaive de ses discours ! Il ne trouva aucun compagnon dans ses extases : il était ivre de Dieu, on le prit pour un fou ! Les intellectuels ne connaissent rien à l’amour et à l’ivresse ils le remirent aux mains des médecins. Chez ces derniers, il n’y a que fraude et qu’hypocrisie : malheur à l’homme ivre de Dieu qui naît en Europe ! Avicenne ne tient compte que des traitements donnés dans les livres : on te perce une veine ou bien l’on te donne une pilule somnifère. Nietzsche fut un Hallâj étranger à sa propre patrie ; il échappa aux mollahs, mais les médecins le tuèrent ! » Mohammed Iqbal, Le Livre de l’Eternité, Djâvid Nâma NIETZSCHE ET NOVALIS Il y aurait certainement une autre manière de considérer l’actualité de l’œuvre de Nietzsche, en opérant un décentrement non plus dans l’espace, d’Occident vers l’Orient, mais dans le temps 3 cette fois. Il s’agirait de franchir un nouveau siècle, en arrière, de 1900, l’année de la mort de Nietzsche, à 1801, comme le réalisèrent certains, une première fois, à la fin du 19ème siècle, tel Jentsch [1801 est l’année de la mort de Novalis] : « En Novalis j’ai retrouvé tout Nietzsche, - mais un Nietzsche qui a su concilier toutes les contradictions en une calme et sereine mélancolie » (1898). Certes, cela représente, pour nous, un saut de deux siècles, mais laisse entendre que le véritable prophète, qui annonce notre proche avenir, est plutôt Novalis que Nietzsche. « Tandis que peu de gens aiment et admirent aujourd’hui Hölderlin, le plus grand des deux comme poète – Novalis a trouvé de nouveau une chapelle de fidèles. Ses aspirations d’au-delà, qui le portaient vers le symbole et la fleur bleue, sa manière de composer, sans rien de plastique, mais riche en émotion, avec de grades et étranges synthèses d’idées et de vocables, sa prédilection pour le fragment, pour l’aphorisme, - tout cela a séduit une génération qui, fatiguée du réalisme, mais incapable de créer une forme véritable, est allée elle aussi vers le symbole pour exprimer le monde confus de ses rêves et de ses sentiments et qui en Nietzsche, son éducateur, a retrouvé un mélange de Hölderlin et de Novalis. Mais cette jeunesse n’était pas assez robuste pour recueillir l’image totale de la personnalité d’un Hardenberg, ni pour enfanter à nouveau le monde qu’il portait en lui. » Un siècle plus tard, la question ne revient pas à se demander si notre jeunesse a gagné en robustesse, mais plutôt à s’interroger sur « l’image totale de la personnalité d’un Hardenberg » et par 4 conséquent à se demander en quoi, mieux que celle de Nietzsche, elle s’avance au-devant de nous pour nous désigner le seul horizon qui compte de nos jours, et nous conduire vers l’Orient. DE L’INITIATION « Toute vie est intérieure » Chacun d’entre nous est destiné à rencontrer un jour une circonstance qui sera le point de départ d’un cheminement intérieur d’ordre initiatique. Comme l’écrit René Guénon, à propos des fedeli d’amore, « n’importe quoi peut, selon la nature des individus, être l’occasion et le point de départ d’un développement spirituel, et cela peut être vrai d’un amour terrestre aussi bien que de toute autre circonstance ». Il peut s’agir, par conséquent, d’un amour humain, comme dans la voie chevaleresque, mais les biographies des maîtres spirituels (Jacob Boehme, par exemple.) donnent quantité d’autres exemples de ces « circonstances ». Ce qui fera de ces circonstances « le point de départ d’un développement spirituel » sera la réponse apportée à ce qui peut s’assimiler à un appel venu d’ailleurs. Or, sommes-nous prêts à répondre à cet Appel ? Sommes-nous prêts à sortir de nous-mêmes, à renoncer à ce monde terrestre pour nous engager en direction de notre « vraie patrie », en d’autres termes, à quitter ce monde « occidental » où nous sommes exilés et à nous tourner vers l’Orient métaphysique ? Répondre à l’Appel, c’est tenir que « le vie est intérieure », et c’est considérer que notre moi terrestre ne nous sera plus désormais qu’un fardeau. Ensuite, il faudra rencontrer le maître. Ce maître peut avoir quitté la manifestation terrestre. Selon les voies initiatiques chrétiennes, il sera toujours accompagné par le Christ. « Christus und Sophie », comme l’écrit Novalis. La raison en est que le « Maître spirituel par excellence », c’est le Christ. Cela est particulièrement évident en ce qui concerne la voie théosophique ou la voie chevaleresque, mais il en est de même dans la voie métaphysique, sous une modalité qui lui est propre. Dans la dimension religieuse, qui forme l’exotérisme chrétien, le Christ est le Christ Sauveur, qui délivre de la mort et donne accès 5 au Paradis terrestre. C’est l’observance des rites chrétiens qui permet d’atteindre le salut de l’âme. Dans la voie mystique, celui qui nous attire à son Cœur, qui désire partager avec nous son intimité, est le Christ Jésus, le Bien aimé, - c’est Lui, l’Epoux divin, - et l’oraison, en plus de l’observance des rites chrétiens, est le chemin qui conduit à l’union de l’âme et de l’Epoux divin. La voie initiatique, celle de l’ésotérisme chrétien, est la voie du Christ-Sophia, qui s’avance au-devant de nous et nous conduit, au- dedans de nous-mêmes, au seuil du Monde divin, où nous nous trouvons réunis à la Sagesse divine, Sophia. C’est l’usage initiatique des rites chrétiens qui permet cette réunion. Et c’est Lui, ou Lui-Elle, qui nous entraîne aussi, au-delà de ce Monde divin : « En un désert ». HENRY CORBIN La vocation de Henry Corbin On sait qu’en 1928 (ou 1929) une « inspiration du ciel » de l’orientaliste Louis Massignon va décider de la vocation de Henry 6 Corbin : « Il [Louis Massignon] avait rapporté d’un voyage en Iran une édition lithographiée de l’œuvre principale de Sohravardî, Hikmat al-Ishrâq : « la Théosophie orientale ». Avec les commentaires, cela formait un gros volume de plus de cinq cents pages. « Tenez, me dit-il, je crois qu’il y a dans ce livre quelque chose pour vous. » Ce quelque chose, ce fut la compagnie du jeune shaykh al-Ishrâq qui ne m’a plus quitté au cours de ma vie »1. De cet épisode date ce qu’on pourrait appeler sa « naissance spirituelle », en ce sens, comme il le dira lui-même, que par cette rencontre, « [son] destin pour la traversée de ce monde était scellé ». Sohravardî incarne, en effet, un certain « style de conscience et de vie spirituelle » auquel uploads/Litterature/les-cahiers-d-x27-orient-et-d-x27-occident-1.pdf
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- Publié le Fev 19, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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