19/06/22, 06:27 J. POUCET - Dumézil (1898-1986) bcs.fltr.ucl.ac.be/fe/03/dumezi

19/06/22, 06:27 J. POUCET - Dumézil (1898-1986) bcs.fltr.ucl.ac.be/fe/03/dumezil.html 1/11 FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002 Georges Dumézil (1898-1986) par Jacques Poucet* Professeur émérite de l'Université de Louvain et des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles) Membre de l'Académie royale de Belgique Cette présentation très générale de la vie et de l'oeuvre de Georges Dumézil a fait l'objet, le 1 juin 1992, d'un exposé oral, à l'occasion d'une séance de la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique, dont Georges Dumézil était membre associé. Le texte original a été publié dans le Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques de l'Académie Royale de Belgique, 6e série, t. 3, 1992, p. 221-230. Dans la présente version électronique, la bibliographie sélective (établie en 1992) a été complétée in fine pour mieux répondre à la situation de 2002. Les Folia Electronica Classica accueillent quatre autres articles consacrés à Georges Dumézil : l'un trace un bilan rapide de l'accueil que les historiens de la Rome ancienne réservent aujourd'hui aux thèses de G. Dumézil ; un deuxième, dans la foulée du précédent, analyse plus en détail les réserves d'Alexandre Grandazzi ; un troisième aborde quelques aspects de l'héritage indo-européen dans la religion romaine archaïque ; un quatrième traite de l'héritage indo- européen dans l'annalistique. Louvain-la-Neuve, 7 juin 2002. Chers Consoeurs, chers Confrères, Georges Dumézil était né le 4 mars 1898. Associé à la Classe des Lettres depuis le 5 mai 1958, il avait présenté devant elle deux communications très savantes, l'une, le 3 juillet 1961 [1], l'autre, le 11 janvier 1965 [2]. L'Académie avait également publié une de ses études dans la collection in-8° des Mémoires de la Classe des Lettres [3]. Dans le bref éloge qu'il fit de Georges Dumézil, le 3 novembre 1986, en annonçant le décès du savant français, notre confrère André Molitor, à l'époque vice-directeur de la Classe, avait présenté le disparu en ces termes : « Il était en France, et on peut le dire dans le monde, une des sommités des sciences humaines d'aujourd'hui. [...] Ses travaux l'avaient conduit à rechercher, puis à déchiffrer progressivement ce que l'on peut appeler une "clé de compréhension" des sociétés indo-européennes de jadis, qui s'exprime à la fois dans leurs structures et dans leurs grands mythes fondamentaux » [4]. Vous me permettrez de développer quelque peu ces phrases très justes et très denses. 19/06/22, 06:27 J. POUCET - Dumézil (1898-1986) bcs.fltr.ucl.ac.be/fe/03/dumezil.html 2/11 Si l'on fait abstraction de son activité - si importante soit-elle - de linguiste (dans le domaine notamment des langues caucasiennes et du quechua), Georges Dumézil fut essentiellement un spécialiste des études indo-européennes, et on peut comparer mutatis mutandis son travail à celui des pionniers de la grammaire comparée. Ces grands savants du XIXe siècle, on s'en souvient, avaient réussi non seulement à démontrer l'indiscutable parenté de ce qu'on a appelé les langues indo- européennes mais encore à retrouver certaines caractéristiques de la langue-mère, cette langue hypothétique dont toutes les autres étaient issues par transformation et qu'on a appelée l'indo- européen. Si l'on veut schématiser - avec ce que toute schématisation a d'outrancier - on dira que Georges Dumézil a prolongé, en l'élargissant, le travail de la grammaire comparée. Il est parti à la découverte, non plus de la langue comme l'avaient fait les grands linguistes du siècle dernier, mais de la pensée, de l'univers mental des Indo-Européens. Pour ce faire, il a étudié et comparé la culture des différents peuples anciens issus des Indo-Européens, et en particulier les manifestations privilégiées de ces cultures, à savoir les religions, les mythologies et les littératures. Cette recherche concernait aussi bien les sociétés nordiques que la Rome antique, aussi bien le monde indo-iranien que le Caucase ; elle se faisait sur des textes aussi différents (pour prendre quelques exemples) que les hymnes védiques, le Mahabarata, l'Avesta iranien, les eddas scandinaves, le cycle mythologique irlandais, l'épopée narte des Ossètes, ou le récit de Tite-Live sur la Rome royale. Et le savant - cela mérite d'être souligné - travaillait toujours de première main sur les textes qu'il utilisait ; en d'autres termes, il connaissait (c'est-à-dire lisait et déchiffrait) une bonne trentaine de langues. Sa méthode, c'était la méthode comparative. Mais là où ses devanciers malheureux (car il y avait déjà eu au XIXe siècle des essais infructueux dans le domaine de la mythologie comparée) comparaient des noms propres, des détails isolés, des faits relativement minimes que seul un examen superficiel permettait de croire semblables, Georges Dumézil s'attaquait, pour les comparer, à des faits homologues en profondeur, c'est-à-dire différents peut-être de prime abord, mais entre lesquels, une fois ces différences critiquées et analysées, apparaissent des schémas identiques. 19/06/22, 06:27 J. POUCET - Dumézil (1898-1986) bcs.fltr.ucl.ac.be/fe/03/dumezil.html 3/11 Car Georges Dumézil est un structuraliste. Dans son oeuvre, les rapprochements porteront toujours sur des ensembles structurés de même sens, jamais sur des détails isolés. Il montrera par exemple que c'est le même mythe, ou en tout cas le même récit, indo-européen que l'on retrouve à l'oeuvre dans quatre sociétés différentes : à Rome (la guerre et l'alliance entre les Romains et les Sabins, qui, aux origines, fondent définitivement la société romaine) ; en Scandinavie (la lutte et de la fusion entre les dieux Ases et les dieux Vanes qui, dans la mythologie scandinave, fondent la première société divine) ; en Irlande (la guerre qui conduit à la fusion des Túatha Dé Danann et des Fomore lors de la seconde bataille de Mag Tured, et qui, dans le Cycle mythologique irlandais, ouvre l'histoire de l'Irlande) ; en Inde (le conflit, puis l'étroite association, des dieux supérieurs et des Naasatya dans la mythologie védique). Quatre récits, profondément différents dans leur présentation extérieure, et pourtant homologues en ce qu'ils ont le même sens et qu'ils s'articulent autour des mêmes notions fondamentales. Il faut y voir en réalité des illustrations diversement actualisées d'un même schéma original qui montrait comment nos lointains ancêtres se représentaient (nous sommes dans le domaine de la représentation imaginaire) la constitution définitive d'une société viable. Ainsi, par le biais de la comparaison d'ensembles structurés, significatifs en tant qu'ensembles, et empruntés à des civilisations toutes indo-européennes certes, mais parfois fort éloignées dans le temps et dans l'espace, Georges Dumézil va tenter de retrouver, de faire surgir, certains aspects de la mentalité ou de l'imaginaire indo-européens, aspects qui avaient - faut-il le dire? - complètement échappé à ses prédécesseurs. Ainsi les Indo-Européens n'avaient pas seulement transmis leur langue à leurs descendants ; ils leur avaient également transmis des idées : tantôt un cadre particulier d'analyse, disons une certaine vision du monde (la fameuse « idéologie des trois fonctions »), tantôt des conceptions spécifiques (sur la lumière nocturne et diurne, sur la conduite du guerrier, sur le mariage), tantôt encore des schémas narratifs ou épiques, des « fragments de littérature » en quelque sorte. Tel est en effet l'apport fondamental de Georges Dumézil : avoir montré que, dans les sociétés indo-européennes de jadis, l'héritage indo-européen ne se limitait pas à la langue, qu'il comprenait aussi des idées, des 19/06/22, 06:27 J. POUCET - Dumézil (1898-1986) bcs.fltr.ucl.ac.be/fe/03/dumezil.html 4/11 représentations, des schémas narratifs, et qu'il était possible de les retrouver. Il ne peut être question ici d'entrer plus avant dans le dédale et le détail de l'oeuvre de Georges Dumézil : fruit de plus de soixante années de travail patient et fructueux, elle compte plusieurs centaines d'articles et quelque soixante ouvrages, depuis Le crime des Lemniennes et Le festin d'immortalité, tous deux parus en 1924, jusqu'aux Entretiens avec Didier Éribon, publiés en 1987, c'est-à-dire un an après sa mort. Une oeuvre immense qui s'est déroulée en marge de l'Université française proprement dite, comme celle de Claude Lévi-Strauss d'ailleurs - une correspondance que Pierre Bourdieu souligne dans son Homo academicus [5]. C'est une caractéristique de Georges Dumézil que cette carrière, disons marginale. Rappelons-en quelques grandes étapes. Démobilisé en 1918 - il avait alors vingt ans -, il ne restera que six mois professeur de lycée, vivra d'expédients divers avant d'occuper une série de postes à l'étranger, qui lui permettront d'apprendre des langues et de s'initier à des cultures différentes. Lecteur de français d'abord à l'Université de Varsovie. Il ne s'y est guère plu, mais, notera Claude Lévi-Strauss, ce fut pour lui une « bonne occasion d'apprendre le polonais et le russe » [6]. Puis la Turquie, où en 1925, Georges Dumézil est chargé d'un cours d'histoire des religions à l'Université d'Istanbul. « Mustapha Kémal, observera le même Lévi-Strauss, s'était laissé dire qu'en France, ce genre d'enseignement avait servi la lutte contre le cléricalisme, et il voulait essayer le remède sur ses compatriotes musulmans. Grâce à lui et à [Georges Dumézil], la Faculté des Lettres d'Istanbul fut, pendant cinq ans, la seule au monde où n'importe quelle licence comportait obligatoirement une interrogation d'histoire des religions. » [7] C'est durant ce séjour que Georges Dumézil découvre les Caucasiens de Turquie et d'URSS, notamment ces Ossètes, les derniers descendants des Scythes dont, peut-on dire, il sauvera la langue et la uploads/Litterature/ georges-dumezil-1898-1986-poucet.pdf

  • 22
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager