LITTÉRATURE ARABE ET SOCIÉTÉ: UNE PROBLÉMATIQUE À RENOUVELER. LE CAS DE LA NAHë
LITTÉRATURE ARABE ET SOCIÉTÉ: UNE PROBLÉMATIQUE À RENOUVELER. LE CAS DE LA NAHëA par YVES GONZALEZ-QUIJANO Université Lumière-Lyon 2 et GREMMO (Maison de l’Orient) T enter un bilan des études littéraires sur le monde arabe tout en proposant de nouvelles pistes de recherche constitue-t-il un objec- tif trop ambitieux? Malheureusement, le premier point ne représente pas un objectif insurmontable tant les études proposées dans ce secteur précis se sont raréées. Toutefois, plutôt que de s’en tenir à un cons- tat sans nul doute préoccupant, il a paru souhaitable d’avancer non pas des solutions – ce qui constituerait pour le coup un projet trop aventureux – mais des propositions susceptibles de contribuer à un renouveau de ce type d’études, tout au moins dans une certaine per- spective, celle qui se propose d’observer les rapports qu’entretiennent littérature et société. Ce texte se présente par conséquent sous un jour extrêmement «programmatique» (malgré l’allitération, il s’agit presque d’un antonyme de pragmatique!), tendance que l’on s’est eVorcé de combattre en illustrant, aussi concrètement que possible, les remarques avancées d’exemples choisis pour l’essentiel dans la production des débuts de la Renaissance arabe. Mais cela ne signie pas que l’on doive s’en tenir à cette seule période; bien au contraire, c’est toute la pro- duction littéraire arabe, moderne et même contemporaine, qui attend une réexion digne de sa qualité. I – Le repli des études dites «littéraires» Sans céder au goût de la critique, par conséquent, mais parce qu’un diagnostic précis permet de proposer des voies davantage productives, il a paru utile de commencer par un tour d’horizon des études por- tant sur la littérature arabe moderne en France. Et de ce point de vue, © Koninklijke Brill NV, Leiden, 1999 Arabica, tome XLVI 1 Cf. le bilan, portant sur près de deux décennies, dressé par Boutros Hallaq dans «La recherche sur la littérature arabe: bilan», Lettre d’information de l’AFEMAM, no 7, mars 1992. 2 Saïd, E., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 1980. Pour une critique convaincante de certains aspects de cette thèse, cf. M. Rodinson, La Fascination de l’islam, Paris, Pocket 1993, coll. Agora. 3 B. Hallaq, art. cit. Depuis, le tarissement des travaux semble avoir également atteint les études littéraires classiques. 4 Un prestige que renforce une lecture du monde arabe qui est plus que jamais pré- 436 yves gonzalez-quijano rien n’est venu éclairer le sombre tableau que dressait, il y a presque dix ans déjà, Boutros Hallaq en insistant en particulier sur les consé- quences de trois facteurs négatifs, «la priorité donnée aux disciplines relevant de la sociologie ou de la politologie», un intérêt prédominant voire «presque exclusif» pour la littérature classique au détriment de la littérature moderne, et enn un évident «désenchantement» vis-à-vis des méthodes «réputées infaillibles» de la critique moderne1. En eVet, le temps a malheureusement conrmé toute la justesse d’un constat qui mérite toutefois une analyse plus détaillée encore quant à ses causes. La domination des études classiques En amont des diVérentes remarques évoquées par Boutros Hallaq, il convient ainsi de se souvenir que les études dites «littéraires» – peut- être serait-il plus juste d’évoquer, comme on le verra, des études qui prennent comme objet, au moins partiel, les textes littéraires – s’intè- grent à un domaine plus vaste, celui des recherches sur le monde arabe. Sans adhérer entièrement à l’ensemble des thèses évoquées dans le dé- sormais célèbre Orientalisme, il apparaît néanmoins que les travaux portant sur les textes littéraires s’inscrivent dans la logique de cette “dis- cipline”, l’orientalisme, telle qu’elle a pu être dénoncée, non sans excès parfois, par Edward Saïd2. Ainsi, cette origine explique, dans une large mesure, que les études littéraires sur le monde arabe aient été long- temps dominées par les recherches sur l’époque classique, en raison d’une certaine conception de l’«authenticité» arabo-musulmane, pleine de méance vis-à-vis de la «modernité» avec ses œuvres hybrides, à la fois trop proches et trop diVérentes de leurs modèles occidentaux. La remarque vaut-elle aujourd’hui encore? Oui, sans doute, non que celles-ci soient plus nombreuses, ce que révélait naguère un comptage précis des publications (ouvrages et articles)3, mais surtout parce que c’est à elles que revient, aujourd’hui encore, l’essentiel du prestige scien- tique éventuellement accordé aux arabisants4. La perpétuation de l’approche orientaliste Encore faudrait-il que lesdits spécialistes soient, de fait, arabisants. Le champ de l’orientalisme français, tel qu’il s’est historiquement cons- titué, conserve sa structuration d’origine à partir d’un objet déni en termes d’aire culturelle où, paradoxalement, la constituante arabe, sans doute dominante, coexiste cependant d’une manière qui n’est jamais totalement tranchée avec d’autres dénitions, par exemple d’ordre reli- gieux (l’islam, qui, bien entendu, n’est pas non plus constitutif de l’ob- jet) ou géographique5. Sans refaire le procès d’un Orient qui n’est jamais que l’Occident des autres, il n’en reste pas moins que la prépondérance, aujourd’hui encore, d’un découpage épistémologique où l’«orientalisme» l’emporte sur l’«arabisme» a permis le maintien d’une dénition somme toute géographique de la production littéraire, dans laquelle le spécia- liste de l’aire culturelle (le «maghrébinologue» par exemple) – souvent d’une manière furieusement généraliste – prend souvent le pas sur le spécialiste de langue ou de littérature. La domination de la production en français Ainsi, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que cet aspect de la vie culturelle y échappe, au moins en partie, le champ des études littérai- res sur le monde arabe reproduit un déséquilibre à l’œuvre dans d’autres secteurs de l’orientalisme français. Convoqués au titre de «productions arabes», les textes sont loin d’être nécessairement en arabe; au contraire, la répercussion, notamment sur le plan linguistique, des relations objec- tives entre les sociétés arabes et la France fait que les œuvres littérai- res en français, et les études qui leur sont consacrées, dominent, dans un rapport écrasant celles qui utilisent le canal de la langue arabe6. Discuter du bien-fondé de l’une et l’autre approches, celle qui favorise la langue ou celle qui s’appuie sur un partage géographique, politique ou culturel, n’est pas l’objet de cet article; en revanche, il est évident que l’existence de réponses diverses, en général adoptées plus ou moins senté, en dehors des cercles savants, sous un jour «exotique» (i.e. diVérent, étranger et même passéiste), posture qui redouble, même si c’est pour des raisons diVérentes, la coupure historique au fondement des études «classiques». 5 Ambiguïté que Daniel Reig proposait de lever en mettant en avant la notion d’ara- bologie. Cf. Homo orientaliste, Paris, Maisonneuve et Larose, coll. Islam-Occident, 1988. 6 Dans son article précédemment cité, B. Hallaq indique par exemple que, sur près de deux décennies (1972-1989), les quelque dix-sept thèses consacrées à l’œuvre de Tahar Benjelloun dépassent en nombre tout ce qui a été défendu, durant la même période, sur l’ensemble des écrivains de l’époque classique. littérature arabe et société 437 7 C’est désormais en ce sens qu’on parlera ici de «littérature arabe», partant du cons- tat qu’une littérature se dénit d’abord par rapport à la langue qui la véhicule (même si toute dénition de la littérature est à la fois culturelle et historique). Une perspective de type «géographique» (le plus souvent nationale) n’est possible qu’en subsumant le fait littéraire à une catégorie plus vaste, où elle intervient non pas pour elle-même mais comme constituant parmi d’autres d’une totalité plus vaste. Parler de «littérature algé- rienne» ou «du Maghreb» (toutes langues confondues) relève d’une démarche qui n’est pas nécessairement frappée d’illégitimité mais dont il convient de voir qu’elle fait pré- valoir d’autres critères que la «littérarité». 8 Sur la notion de «roman européen», cf. M. Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986. 9 La liste des auteurs, européens et arabes, qui se sont eVorcés à tout prix d’opérer 438 yves gonzalez-quijano «spontanément», a énormément entravé l’essor des études spécialisées sur la littérature arabe – i.e. la littérature en arabe7 – notamment dans leur aspect contemporain. Une problématique fondée sur la rupture et l’imitation C’est également dans les habitudes de pensée issues de la tradition orientaliste qu’il faut rechercher, au moins partiellement, l’explication de la séparation absolue maintenue entre productions littéraires de l’épo- que classique ou moderne. Alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de prétendre que l’indéniable modernité des lettres européennes, et même la rupture qui se joue dans ce domaine vraisemblablement vers la n du siècle dernier (Flaubert et Mallarmé pour proposer des repè- res dans le domaine français), puissent remettre en cause leur liation historique avec une histoire littéraire bien antérieure, il faudrait croire, quand il s’agit de littérature arabe, que la période postérieure à la nah¶a ne partage rien avec celle qui la précède, si ce n’est précisément le refus total de son esthétique. Naturellement, l’apport exogène est, dans le cas arabe, manifeste et l’importance de ce qu’on appelle les «inuen- ces étrangères» et même «l’acclimatation des normes romanesques euro- péennes» sont indéniables. Mais il est tout de même singulier qu’il ne soit pour ainsi dire jamais fait allusion à d’éventuelles continuités, ou bien alors sous un jour qui les rendent parfaitement impossibles: cer- tes, considéré sous la seule perspective du «roman européen»8 tradi- tionnel, uploads/Litterature/ gonzalez-litterature-arabe-societe-nahda.pdf
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- Publié le Jui 19, 2022
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