Les conceptions de Maïmonide à l’égard de l’Islam Nouvelles évaluations Maïmoni

Les conceptions de Maïmonide à l’égard de l’Islam Nouvelles évaluations Maïmonide (1138-1204) est considéré comme une igure essentielle du judaïs- me médiéval. Il a cumulé des connaissances dans des domaines aussi divers que les sciences, les lettres, la médecine, les mathématiques, la philosophie ou encore l’exégèse. Maïmonide a opéré un tournant décisif dans la pensée, dans l’herméneutique talmudique et la codiication de la loi juive.1 Durant sa tumul- tueuse existence, il fut soumis à des tribulations qui l’entrainèrent d’Espagne au Maroc et d’Israël en Egypte. Cela l’entraîna à côtoyer différents personnages et bien sûr à être au contact de pratiques religieuses autres que les siennes. Dans ce contexte, il est intéressant de se demander quelle relations ce savant entrete- nait avec les chrétiens et les musulmans. On peut dire que l’approche de Maïmonide au Christianisme et à l’Islam oscille entre deux pôles antinomiques : d’un coté, une volonté de considérer ces deux religions comme « voie préparant l’avènement du Roi Messie »2 et de l’autre, leur relégation dans les catégories de l’hétérodoxie.3 1 La bibliographie sur Maïmonide étant très abondante, on se contente de ne citer que quel- ques travaux parmi les plus récents. Ainsi on consultera T. Levi et R. Rashed (ed.): Maïmo- nide philosophe et savant (1138-1204), Louvain 2004 ; A. Ravitzky: Essais maïmonidiens. Société, philosophie et nature dans l’œuvre de Maïmonide et de ses disciples, Jérusalem 2006 [en hébreu] ; A. Ravitzky (ed.): Maimonides, Conservatism, Originality, Revolution, Jérusalem 2008 [en hébreu]. 2 Mishneh Torah, Lois sur les rois et les guerres, 11, 4 qui écrit : « [Grâce au Christianisme et à l’Islam] le monde s’est rempli des paroles relatives au Roi Messie, à la Torah et aux com- mandements. Ces enseignements se sont propagés jusqu’en des îles éloignées et jusqu’à de nombreux peuples d’incirconcis. » Voir à ce propos D. Novak: The Treatment of Islam and Muslims in the Legal Writings of Maimonides, in: W . M. Brinner et S.D. Ricks (ed.): Studies in Islamic and Judaic Traditions, Atlanta 1986, 233-250 ; H.T. Kreisel: Maimonides on Christianity and Islam, in: R.A. Brauner (ed.): Jewish Civilization. Essays and Studies, Philadelphie 1985, t. 3, 153-162. Plus généralement : D.J. Lasker: Jewish Philosophical Polemics Against Christianity in the Middle Ages, New York 1977. 3 Cf. Mishneh Torah, Lois sur le repentir, 3,8 : « Il y a trois catégories d’hérétiques [...] celui qui dit que le Créateur a substitué tel précepte à tel autre ; celui qui sup- prime un enseignement émanant de la bouche de Dieu […] comme les chré- ThZ 1/68 (2012) S. 25–36 Dan Jaffé 26 L’objet de cette étude est de s’interroger sur la question suivante : Quels sont les aspects sous lesquels Maïmonide concevait Mahomet, le prophète de l’Islam ? Il convient d’emblée de souligner que selon les catégories léga- listes énoncées par Maïmonide, l’Islam ne répond pas aux critères propres à l’idolâtrie. Cela le différencie du Christianisme qui est systématiquement déini comme religion idolâtre.4 Dans une autre perspective, Maïmonide se montre davantage enclin à enseigner la Torah aux chrétiens plutôt qu’aux musulmans ; car selon ces derniers, la Torah n’est pas considérée comme céleste. En outre, alors que les chrétiens peuvent s’amender et revenir à une interprétation conforme du texte, les musulmans n’en ont aucunement la possibilité. Selon Maïmonide, cela tient au fait que leur croyance nie les modalités de révélation de la Torah et pré- tend qu’elle a été modiiée durant sa transmission. En conséquence, la lecture musulmane du texte biblique s’en trouve à jamais biaisée.5 Concernant le regard de Maïmonide sur Mahomet et sur l’Islam, on re- marque en premier lieu qu’il associe de façon quasi systématique Islam et Christianisme. Notons que Jésus et Mahomet sont considérés par le savant de Cordoue comme les igures fondatrices de leurs religions respectives. On peut dénombrer deux principales références dans lesquelles Maïmonide évoque le prophète de l’Islam, la première provient du Mishneh Torah alors que la seconde se trouve dans la célèbre épître aux juifs du Yémen. D’un point de vue diachronique, on doit souligner que Maïmonide rédige la lettre aux juifs du Yémen dans les années 1172/1173 alors qu’il réside en Egypte, à Fostat, le vieux Caire. Cette lettre traite de l’agitation messianique et prophétique qui régnait à son époque parmi la communauté juive yéménite. Le tiens et les musulmans » (c’est nous qui soulignons). Voir les travaux de D.J. Lasker: Tradition et innovation dans le regard de Maïmonide envers les autres religions, in: A. Ravitzky (ed.): Maimonides, Conservatism, Originality, Revolution, t. 1, Jerusalem 2008, 79-94 [en hébreu] ; G. Libson: La relation de Maïmonide à la loi coranique à la lumière de son époque, in: ebd., 247-293 [en hébreu]. 4 Il va sans dire que la notion d’idolâtrie est à entendre dans son sens intra muros, c’est-à- dire dans l’approche propre à l’appréciation maïmonidienne et non dans son acception sui generis. De plus, cette taxinomie correspond à une déinition inhérente aux catégories de la halakha juive (la loi rabbinique) et non à un quelconque jugement de valeur plus général. Voir les intéressantes remarques ainsi que les références citées dans l’étude de E. Schloss- berg: Le regard de Maïmonide sur l’islam, in: Peamim: Studies in Oriental Jewry 42 (1990), 38-60 et spécialement 42-45 [en hébreu]. 5 Cf. Responsa de Maïmonide, 149, I. Blau (ed.), Jérusalem 1958/1961, t. 1, 284s. Les conceptions de Maïmonide à l’égard de l’Islam 27 Mishneh Torah est compilé entre les années 1170/1180 et se veut une summa des enseignements talmudiques. Ce monument littéraire vise à retirer la substance halachique de chaque point du Talmud ain de connaître la règle à appliquer dans chaque cas. Dans sa notice sur Mahomet, Maïmonide développe en premier lieu les prérogatives et les critères identiicatoires du Roi Messie. En ce sens, il explique que l’échec ou la mort sont des signes qui remettent en question l’identité messianique du prétendant. A ce propos, il évoque Jésus le Nazaréen dont la mission a échoué du fait de sa mise à mort. C’est donc dans un contexte relatif à la royauté et aux guerres de délivrance que le savant de Fostat évoque la igure du prophète de l’Islam. Citons à présent ce texte tel qu’il apparaît dans le Mishneh Torah, Lois sur les rois et les guerres, 11, 4 :6 Les pensées du Créateur du monde ne sont pas intelligibles pour l’homme car Ses cheminements diffèrent des nôtres et réciproquement. Ainsi les évènements relatifs à Jésus le Nazaréen et à l’Ismaélien [Mahomet] qui a vécu après lui, sont là pour dresser la voie du Roi Messie et parfaire le monde ain de servir Dieu comme il est dit ‹Ainsi je gratiierai les peuples d’une langue épurée ain qu’ils évoquent le nom de Dieu et qu’ils le servent d’un même cœur [littéralement ‹d’une même épaule›]. Il est donc question dans ce court passage de Jésus et Mahomet. Or, Maïmoni- de, évitant de mentionner Mahomet nommément, lui attribue une importante vocation : celle de « dresser la voie du Roi Messie et parfaire le monde ain de servir Dieu». Cette notion est capitale car elle exprime la vision cosmique de rédemption propre à Maïmonide. Ce dernier, en tant que rationaliste, ne prô- nait nullement un bouleversement cataclysmique de l’ordre du monde, voire une rédemption eschatologique. C’est plutôt en tant qu’idée d’amélioration de l’existence dans la sphère du politique que Maïmonide comprend le dévoile- ment messianique.7 C’est donc au sein même de cette mutation dans l’humanité 6 Notons que dans l’édition de Y. Kappah (Jérusalem [1984], 1996, 353) qui se fonde sur les manuscrits yéménites, la référence est non 11, 4 mais 11, 11s. (c’est nous qui soulignons). 7 Il convient ici de citer les pertinentes remarques d’Amos Funkenstein: Maïmonide. Na- ture, histoire et messianisme, Paris 1988, 112 qui note : « Le philosophe [Maïmonide] ne se contente pas de voir dans l’ère messianique une étape historique parmi d’autres ou un accomplissement des processus temporels à l’œuvre dans la totalité de l’histoire. Non seu- lement les temps messianiques ne portent pas atteinte à l’ordre naturel, mais les hommes ont d’ores et déjà la possibilité de choisir certaines des caractéristiques de cette époque et Dan Jaffé 28 que Maïmonide entrevoit le rôle de Mahomet : il est un chaînon dans le proces- sus de rédemption du monde. Comme nous l’avons mentionné, le second texte auquel il est fait référence au prophète de l’Islam apparaît dans la lettre aux juifs du Yémen. Maïmonide explique dans cette épître que les nations ont l’intention de détruire le peuple juif par deux voies distinctes : les armes ou la polémique. Soulignons à ce pro- pos que ce sont assurément les troubles historiques que traverse la communau- té juive yéménite qui ont suscité cette lettre. Sous la plume de Maïmonide, Jésus et Mahomet sont convoqués en tant qu’archétypes du pouvoir maléique dont ils disposent à l’égard d’Israël. Ainsi, on peut lire dans l’édition de Kappah : Après lui [Jésus], apparut un dément qui se comporta selon ses voies car il [Jésus] lui ouvra la voie. Il uploads/Litterature/les-conceptions-de-maimonide-a-l-egard.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager