JULIEN GRACQ L'œuvre de l'Histoire Étienne Anheim Éditions de l'EHESS | « Annal

JULIEN GRACQ L'œuvre de l'Histoire Étienne Anheim Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales » 2010/2 65e année | pages 377 à 416 ISSN 0395-2649 ISBN 9782713222405 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-annales-2010-2-page-377.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS. © Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Ce refus, ajouté à la réputation aristocratique d’un écrivain qui se situe aux antipodes de l’engagement, exprime une distance entre le monde réel et l’univers littéraire qui exclurait en apparence la possibilité de chercher dans le second un secours quelconque pour comprendre le premier 3. Sans doute Gracq est-il le contraire du romancier à thèse au sens où * Je remercie beaucoup pour leur aide précieuse Patrick Boucheron, Antoine Lilti et Valérie Theis. Ce texte est dédié à Olivier Humbert. 1 - Julien GRACQ, En lisant en écrivant, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1995, t. II, p. 572. Les œuvres de Julien Gracq sont citées dans cet article avec le titre de l’œuvre, suivi du tome et de la page correspondant à l’édition critique des Œuvres complètes dans la collection Pléiade de Gallimard, réalisée par Bernhild Boie et publiée en 1989 et 1995. 2 - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1207. 3 - L’idée d’une place finalement faible accordée à l’histoire par Gracq est par exemple développée par Yves BRIDEL, « Roman et histoire », Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, p. 19-55, qui cependant sollicite curieu- sement peu les notes, en particulier celles d’En lisant en écrivant, dans son interprétation. Ainsi, il affirme, p. 50 : « [...] Gracq privilégie ce qui échappe, dans la vie humaine, à l’histoire, ce qui la transcende. Et comme le roman diffère de la vie, qu’il a sa vérité en lui-même, et non par rapport à la ‘réalité’, qu’il relève tout entier de l’imaginaire, l’histoire, au sens banal, ne peut y jouer qu’un rôle tout à fait secondaire ». Dans une autre perspective, Jean BESSIÈRE, « Gracq : fiction et histoire », in P. MAROT (dir.), Julien Gracq, Annales HSS, mars-avril 2010, n°2, p. 377-416. 3 7 7 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 83.202.95.219) © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 83.202.95.219) É T I E N N E A N H E I M Jean-Paul Sartre a pu l’incarner : ses attaques contre l’existentialisme et son esthé- tique romanesque le montrent assez clairement 4. Son goût prononcé pour Honoré de Balzac contourne les volumes classiques des scènes de la vie parisienne pour se concentrer sur quelques œuvres de prédilection, à commencer par Béatrix où la veine sociologique cède le pas à une dramaturgie violente et stylisée 5. Sa finesse d’observation sociale se révèle parfois aiguë, comme dans sa géographie urbaine du Nantes de la Forme d’une ville, ainsi que Michel Murat l’a bien montré 6 ; pour autant, il serait vain de vouloir démontrer que l’œuvre de Gracq dissimule des trésors sociologiques 7. Ses relations avec ce qu’il appelle « le réel » sont cependant plus complexes que ce congé donné en hâte pourrait le laisser croire. La référentialité des noms propres réels 8 est bannie de son art romanesque mais la géographie comme l’histoire, disciplines qu’il a enseignées pendant toute sa vie de professeur, sont omniprésentes sur un mode paradoxal – c’est un lieu commun de la critique depuis le mot d’Antoine Blondin voyant dans Le Rivage des Syrtes un « imprécis d’histoire et de géographie », dont les géographes ont depuis longtemps montré la portée intellectuelle 9. Son œuvre postérieure, principalement constituée de textes courts, t. 3, Temps, Histoire, souvenir, Paris/Caen, Lettres Modernes, 1998, p. 155, souligne la scission de l’œuvre d’avec l’Histoire et l’« extériorité radicale de l’Histoire à la littérature ». 4 - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1225 par exemple. 5 - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 577 par exemple, ou p. 675, est très clair sur ses préférences dans l’œuvre de Balzac. Sur Béatrix, voir « Béatrix de Bretagne », Préférences, ibid., t. I, p. 949-959. 6 - Michel MURAT, L’enchanteur réticent. Essai sur Julien Gracq, Paris, José Corti, 2004, p. 23-24 : « Si Gracq est plus qu’un paysagiste, c’est parce qu’il a des lieux une percep- tion et une compréhension globale. Il est sociologue, historien, et au-delà des faits, attentif aux valeurs symboliques qui déterminent les désirs d’un individu ou d’un groupe. On pourrait citer pour le montrer presque chaque page de La Forme d’une ville. » 7 - Des lectures sociologiques partielles restent néanmoins possibles, voir par exemple Ruth AMOSSY, Parcours symboliques chez Julien Gracq : Le Rivage des Syrtes, Paris, SEDES, 1982, chap. III, « La symbolisation et la description du social. Sociocritique du récit symbolique », p. 125-177, qui propose une lecture socio-historique de l’univers du Rivage des Syrtes. 8 - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1207. 9 - Antoine BLONDIN, « Un imprécis d’histoire et de géographie à l’usage des civilisations rêveuses », Rivarol, 6-12 décembre 1951. En ce qui concerne le regard des géographes sur l’œuvre de Julien Gracq, voir Yves LACOSTE, « Julien Gracq, un écrivain géographe : Le Rivage des Syrtes, un roman géopolitique », Hérodote, 44, 1987, p. 8-37 et, plus large- ment, les travaux de Jean-Louis TISSIER, dont l’entretien avec Gracq publié dans Entre- tiens, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1193-1210. Voir aussi Julien GRACQ et Jean-Louis TISSIER, Paysages et sites dans l’œuvre de Julien Gracq, Montpellier, Maison du Livre et des Écrivains de Montpellier, 1988, et Jean-Louis TISSIER, « De l’esprit géographique dans l’œuvre de Julien Gracq », L’espace géographique, X, 1981, p. 50-59. Dans une pers- pective historique, R. AMOSSY, Parcours symboliques chez Julien Gracq..., op. cit., p. 224, a posé le problème des rapports de Julien Gracq avec l’historicité à partir de la note sur l’esprit-de-l’Histoire : « Faut-il admettre que Julien Gracq, alias Louis Poirier, agrégé de géographie et d’histoire, se situe d’emblée en dehors de toute historicité ? » Voir également le chapitre « Histoire-géographie » de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 22-30. 3 7 8 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 83.202.95.219) © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 04/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 83.202.95.219) H I S T O R I C I T É accorde également une place importante à la réflexion historique et l’auteur confesse à la fin de sa vie un goût ancien pour l’histoire dont, symptomatiquement, « il ne saurait rien dire 10 », mais qui lui a donné jusqu’à son pseudonyme 11. Certaines de ces notes reviennent explicitement sur la présence de l’Histoire, avec une majuscule, au sein de ses romans, comme le montre ce passage célèbre d’En lisant en écrivant 12 : Ce que j’ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivage des Syrtes, plutôt qu’à raconter une histoire intemporelle, c’est à libérer par distillation un élément volatil, l’« esprit-de-l’Histoire », au sens où on parle d’esprit-de-vin, et à le raffiner suffisamment pour qu’il pût s’enflammer au contact de l’imagination. Il y a dans l’Histoire un sortilège embusqué, un élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d’excipient inerte, a la vertu de griser. Il n’est pas question, bien sûr, de l’isoler de son support. Mais les tableaux et les récits du passé en recèlent une teneur extrêmement inégale, et, tout comme on concentre certains minerais, il n’est pas interdit à la fiction de parvenir à l’augmenter. Quand l’Histoire bande ses ressorts, comme elle le fit, pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l’ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu’a sur l’oreille, au bord de la mer, la marée montante, dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l’absence de toute notion d’heure, la rumeur spécifique d’alarme, uploads/Litterature/ gracq-l-x27-oeuvre-de-l-x27-histoire.pdf

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