Au-delà de la phrase : la grammaire du texte1 Christian Vandendorpe Université
Au-delà de la phrase : la grammaire du texte1 Christian Vandendorpe Université d'Ottawa On reconnaît généralement que savoir écrire ne consiste pas seulement à bien tracer des lettres ni à prendre correctement des textes sous dictée. Il est moins évident, par contre, que cela ne saurait se limiter non plus à la simple capacité d'écrire des phrases correctes. Un texte, en effet, n'est pas un simple assemblage de phrases, fussent-elles grammaticales et impeccables au plan de l'orthographe. Qu'on en juge par l'exemple suivant, purement imaginaire, et qui ne peut se concevoir comme « texte » que dans le genre de l'absurde: (1) Les enfants sont allés patiner sur le tapis. L'eau bout à 20 degrés. En votant pour ce député, elle est partie en voyage. Et il a perdu les lunettes de son chat. Chacun entrevoit que l'écriture met en jeu des savoirs d'ordre supérieur, qui touchent à l'organisation du texte et au sens de ce qui est communiqué. Mais comme ces savoirs sont encore peu formalisés par la didactique, ils ne font pas l'objet d'un enseignement spécifique et ne sont transmis qu'au hasard des corrections de textes — dans la mesure où le maître est conscient de la nécessité d'intervenir à un autre plan que celui de la simple orthographe grammaticale et lexicale. Depuis le début des années 70, toutefois, ce domaine d'intervention est de plus en plus étudié et il est en train de se constituer sous le nom de grammaire textuelle ou de grammaire du texte. Un peu d'histoire Apparaissant à un moment où la grammaire générative dominait sans partage, la grammaire textuelle en a tout naturellement adopté les postulats, à savoir qu'il existerait un ensemble de règles explicites capables de rendre compte de la bonne 2 formation de la totalité des textes (Reinhart, 1980). On estimait alors que les différences entre le niveau du texte et celui de la phrase étaient d'ordre purement quantitatif et que l'on pourrait venir à bout des « exceptions » en renforçant le système de règles descriptives. C'était ignorer, ainsi que le notera plus tard de Beaugrande, que « ce qui fait qu'un texte est un texte n'est pas sa grammaticalité mais sa textualité » (1990: 11). Plus globalement, la grammaire textuelle de cette période semble n'avoir pas vu que, du système phonologique au texte, en passant par la morphologie et la syntaxe, l'emprise des contraintes diminue progressivement, pour faire place à une liberté croissante: alors que la réalisation phonétique ne laisse place qu'à un espace de jeu minime, celui-ci est immense au plan des unités de haut niveau que sont les phrases. Par la suite, le concept de grammaire textuelle évoluera selon les auteurs. Ainsi, il recouvre, chez Harald Weinrich, la totalité des faits de grammaire, avec la particularité que ceux-ci sont étudiés dans le cadre d'une linguistique dialogique. Cela signifie que, pour appréhender la valeur d'un fait de langue, il faut le replacer dans le contexte communicatif où il est susceptible d'apparaître — le dialogue étant considéré par Weinrich comme la situation de base du langage. Les énoncés sont ainsi considérés comme autant d'instructions « qu'un émetteur adresse à un récepteur pour lui faire savoir comment on attend de lui qu'il se comporte dans la situation donnée » (1989: 20). La plupart des chercheurs assignent cependant à la grammaire textuelle la prise en compte des aspects qui relèvent spécifiquement de la compréhension d'un ensemble de deux phrases ou plus. Certains, tel Jean-Michel Adam, placent leurs travaux sous l'intitulé de linguistique textuelle, ce qui évite le recouvrement par la grammaire traditionnelle. C'est dans cette perspective que nous nous situons ici. Le concept de cohérence Dès que l'on veut appréhender les phénomènes de type textuel, on est amené à recourir à la notion de cohérence. En dépit de son utilité, celle-ci est extrêmement difficile à cerner. Le plus souvent, on la définira négativement, un peu comme on le fait 1 Cet article a été publié dans Pour un nouvel enseignement de la grammaire, sous la direction de Suzanne Chartrand, Montréal, Éditions Logiques, 1995, p. 83-105. 3 avec celle de « bonne santé » : un texte est cohérent quand il n’est pas ... incohérent! Mais à quoi reconnaît-on une rupture de cohérence? En principe, on admet généralement que, sauf cas de maladie mentale, l'esprit humain fonctionne de manière cohérente. Le jugement d'incohérence est donc nécessairement porté de l'extérieur; c'est le point de vue d'un lecteur qui ne parvient pas à identifier les enchaînements entre les informations qui lui sont livrées. On dit alors des choses comme « Je ne vois pas le lien », « J'ai perdu le fil », « Ça n'a ni queue ni tête », ou encore : « Mais de quoi parle-t-on ici au juste? » Il apparaît ainsi que, si la pensée est en principe cohérente, un texte peut ne pas l'être pour un lecteur donné. Des liens entre des informations, qui étaient évidents pour le scripteur au moment de l'écriture, peuvent avoir été omis dans le texte. Ce dernier semblera alors incohérent parce que le lecteur ne peut pas les reconstruire par inférence, surtout s'il lui manque les connaissances communes qui lui permettraient de se projeter dans l'esprit du scripteur. Parfois, c'est le scripteur lui-même qui ne retrouvera plus, après coup, ce qu'il avait voulu dire: la constellation mentale dans laquelle les divers éléments du texte formaient sens a disparu et le texte ne fournit pas suffisamment d'instructions pour la recréer. Plus les locuteurs ont de connaissances en commun, plus facilement ils peuvent apercevoir la cohérence d'énoncés qui, pour quelqu'un de l'extérieur, sembleraient incohérents. À titre d'exemple, examinons cet extrait de dialogue: (2) — As-tu donné à manger au chat? demanda-t-il. — Il faudra l'emmener chez le vétérinaire, répondit-elle. La réplique de la femme est sans doute cohérente pour l'interlocuteur parce que ce dernier sait, par exemple, que le chat ne veut rien manger depuis plusieurs jours; qu'il a peut-être même déjà été question de l'emmener chez le vétérinaire au cas où il ne toucherait pas à une nouvelle boîte de nourriture. Mais un lecteur qui ignore ce contexte pourra trouver l'ellipse trop difficile à résoudre et décréter qu'il y a rupture de cohérence: cela revient à dire que l'auteur a rompu le contrat implicite en vertu duquel un texte doit être rédigé de façon à communiquer efficacement ses informations, sans exiger d'inférences risquées de la part de ses lecteurs. (Notons tout de suite que ce « contrat » de cohérence peut varier selon les types de texte. Nous y reviendrons.) 4 On voit ici que, dans la masse des échanges ordinaires — qui se font oralement — , les conditions de la cohérence sont en grande partie contenues dans la situation de communication. Si, à force d'échanger avec son milieu familial et ses camarades, un élève a normalement intégré très tôt les règles d'un échange dialogué, ce savoir ne lui est guère utile dès lors qu'il lui faut produire un texte. Pour communiquer efficacement par écrit, il lui faudra apprendre, d'une part, à dégager les éléments d'ordre contextuel nécessaires à la compréhension d'un message en dehors d'une situation naturelle et, d'autre part, il devra se donner les moyens linguistiques de traduire ces éléments dans l'ordre textuel. La maîtrise de l'écrit exige donc l'assimilation d'un savoir communicatif formel qui n'est normalement pas accessible en dehors de l'école et de la fréquentation assidue de l'écrit. Ces règles, qui reposent essentiellement sur l'intériorisation des caractéristiques propres à la communication écrite, ont été diversement synthétisées par les chercheurs. Pour Charolles, il y en aurait quatre: répétition, progression, non-contradiction et relation. De son côté, Reinhart en pose trois: les phrases doivent s'enchaînent entre elles, chaque phrase doit être thématiquement cohérente avec celle qui précède, chaque phrase doit être pertinente. Sans nous attacher à une typologie particulière, nous allons examiner concrètement comment les diverses métarègles de cohérence peuvent se traduire. Nous examinerons six aspects qui nous semblent fonder la cohérence du texte, à savoir la continuité thématique, la progression, la cohésion, la gestion adéquate du temps et de l’espace et l’absence d’ellipses trop fortes. 1. LA CONTINUITÉ THÉMATIQUE L'oral tolère une assez grande fluidité de variation thématique. Il suffit d'écouter une conversation pour s'en rendre compte: les propos s'enchaînent au fil des associations d'idées et peuvent parcourir une grande variété de thèmes en quelques minutes. Mais, même dans une conversation familière, des transitions seront généralement aménagées afin de permettre à l'interlocuteur de s'adapter à de brusques changements de thème. Pour signaler qu'il change de sujet, l'interlocuteur dira par exemple: « Au fait... Changement de propos... À propos... Ça me fait penser à... » Si les 5 changements de thème surviennent de façon soudaine et radicale, on s'excusera de faire du coq-à-l'âne ou encore on dira qu'il s'agit d'une conversation à bâtons rompus. L'écrit, au contraire, est beaucoup plus soucieux de continuité thématique — sauf, bien entendu, si l'auteur veut imiter la conversation ou le monologue intérieur, comme dans certains romans. Un texte est normalement consacré au développement d'un thème, qui uploads/Litterature/ grammaire-du-texte 1 .pdf
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- Publié le Oct 22, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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