Salem CHAKER (UP – ERLAOS/IREMAM) CLAIX, 11 mars 2010 « Le futur en berbère : é

Salem CHAKER (UP – ERLAOS/IREMAM) CLAIX, 11 mars 2010 « Le futur en berbère : émergence (très partielle) du temps dans un système à base aspectuelle : de l'aspect au mode, du mode au temps). » La situation du berbère est intéressante à plus d’un titre : langue ‒ sans norme instituée, ‒ dialectalisée à l’infini, répartie sur une aire d’extension immense (le quart Nord- Ouest de l’Afrique), ‒ en contact intense depuis 13 siècles avec l’arabe (et, auparavant, pendant 10 siècles avec le punique, autre langue sémitique, et pendant au moins 8 siècles avec le latin), le système verbal berbère apparaît comme un véritable cas de laboratoire, très éclairant sur les plans diachronique, typologique et sur les phénomènes de contact. Î En berbère, le futur, comme toutes les catégories temporelles verbales, est se- condaire, récent et n’est vraiment constitué en catégorie autonome que dans une petite par- tie du domaine (chleuh : Maroc du Sud-ouest). N.B. : la phrase nominale est très présente en berbère, et d’un usage fréquent et di- versifié. Le marquage temporel est donc tendanciellement « extra-prédicatif » (adverbiaux et marqueurs divers) : Idǝlli, d agris ass-a, d adfǝl azǝkka, d agǝffur hier, d gel aujourd’hui, d neige demain, d pluie = « Hier, il gelait » « Aujourd’hui, il neige » « Demain, il pleuvra » (d = auxiliaire de prédication spécifique : permet de prédiquer tout nominal indépendant = « c’est/il y a / ya ») . Î L’étude de la morphogenèse du système verbal berbère met en évidence un cer- tain nombre de dynamiques fondamentales qui illustrent différents types de grammaticalisa- tion, aboutissant à des systèmes d’oppositions de configurations de variées, selon les lieux, mais qui, tous, restent centrés autour d’un noyau fondamental de distinctions aspec- tuelles. 1. La morphologie des systèmes verbaux synchroniques permet d’identifier aisément un système proto-berbère binaire et aspectuel, qui renvoie directement à celui qui est postulé pour le chamito-sémitique (Cf. D. Cohen 1968 ou Diakonoff 1988) : Stade -1. [Proto-berbère] opposition binaire entre : Statif ~ Processif (Conjugaison personnelle suffixée sur thème nominal) (Conjugaison à préfixes) 2. Se met ensuite en place un système « berbère commun », ternaire, toujours as- pectuel : Stade 0. [Berbère commun] = 3 thèmes verbaux fondamentaux P (Prétérit) ~ A (Aoriste) Æ AI (Aoriste intensif) Statif, Constatif Processif neutre Processif extensif Ponctuel / Déterminé / Accompli Indéterminé Procès « pluriel Procès unique Procès unique ou duratif » y-ɣza y-ɣz y-qqaz Il a creusé / il est profond il creuse, il creuse (habituellement) Il creusera, qu’il creuse… Il est/était en train de creuser Ce système ternaire, qui est le « noyau dur » de tous les systèmes verbaux synchro- niques berbères, résulte, de la grammaticalisation d’un phénomène primitivement expressif : 1 la systématisation du thème dit « Aoriste intensif », qui est à l’origine une forme dérivée se- condaire, marquée par la tension/gémination consonantique à valeur intensive ou itéra- tive. Il s’agit là probablement d’une procédure très primitive où la grammaire se construit directement à partir de l’expressivité phonétique (ǝkrǝs /kǝrrǝs) 3. Ce noyau commun s’est, partout, enrichi de formes nouvelles, dont le nombre varie selon les dialectes. Ce renouvellement se réalise par des marqueurs extra-thématiques, à valeur aspectuelle, modale et/ou temporelle, qui vont spécifier les thèmes fondamentaux. Comme on pouvait s’y attendre, ce renouvellement touche massivement la zone des « Ao- ristes » (i.e. celle du « processif »). Parmi ces marqueurs pré-thématiques secondaires, on peut distinguer deux en- sembles syntactico-formels non-étanches, correspondant à deux stades diachroniques (on considérera leur distribution géographique comme un critère d’ancienneté) : a) Des préverbes, i.e. des marqueurs invariables, généralement très courts (une syllabe), d’origines grammaticales diverses — déictiques, locatifs, adverbiaux et subordon- nants — ayant connu un transfert fonctionnel. Leur étymologie est parfois délicate et incer- taine. Il s’agit, pour l’essentiel, d’un sédiment de marqueurs anciens puisque plusieurs sont quasiment pan-berbères (ad/a), d’autres très largement distribués (ar, da). Stade 1. [Modalisation + Temporalité +Spécifications de l’Aspect] Aoriste(s) + préverbe ad/a = modalisation (potentiel) + Temps (futur) Apparition du morphème préverbal ad/a, déictique de proximité, pour marquer la potentia- lité, l’imminence et le futur (proche). Argaz-a / argaz-ad homme-ci = « cet homme » ad yawi / a t yawi = il emmènera / il l’emmenèra « Ce qui là devant moi + vient vers moi » = valeur temporelle (futur immédiat) + valeur mo- dale (le locuteur s’implique et oriente le procès vers lui-même à travers la marque d). a t t-af-eḍ gg wexxam = a le tu-trouves dans maison « tu (devrais) le trouver à la maison », « tu le trouveras à la maison »… Certains dialectes (touareg) n’ont pas dépassé ce stade d’évolution. Ad/a, souvent défini comme morphème de « non-réel » ou « non-effectif » couvre donc indistinctement la sphère de la modalité (potentiel, optatif, injonctif…) et du temps (fu- tur). L’interprétation dépendra du contexte syntaxique, lexico-sémantique et pragmatique. Stade 2. [Marquage de la durativité > concomitance > présent] Aoriste Intensif + marque (ar/da/la…) = durativité > actualité/concomitance (> pré- sent) Da est un locatif de proximité = « ici » ; ar, un subordonnant = « jusqu’à » ; la/a, un déictique (proximité) ou le figement du verbe ili/yǝlla « être/il est » (?). Le thème AI est fondamentalement polysémique : Durativité + Itérativité (la con- trainte lexico-sémantique joue, mais peu) : mmet, « mourir » ttmettat (AI) = « être en train de mourir, agoniser » ou « mourir habituellement » (y-ttmettat « il agonise » // ttmettat-en asen « ils mourraient (habituellement en bas âge) »; cf. exemple n° 3) De très nombreux dialectes ont donc eu tendance à introduire une scission entre du- ratif et itératif, par le biais de préverbes sélectionnant le trait duratif : y-qqaz = « il est/était en train de creuser » ou « il creuse/creusait habituellement » Æ la/da/ar y-qqaz = « il est/était en train de creuser » 2 Cette nouvelle forme à préverbe va très souvent indiquer la concomitance, par rapport à l’énonciation ou relative : la y-qqaz = « Il est en train de creuser, il creuse (en ce moment) » ufiɣ-t la y-qqaz = « Je l’ai trouvé en train de creuser » En contexte non contraint (initiale, etc.) la/ar/da + AI tend alors à devenir un présent (duratif ou « progressif »). Dans la plupart des dialectes (kabyle, tamazight…), ce préverbe la/ar/da reste facul- tatif (choix possible entre AI et la/ar/da+AI). Dans un dialecte, le chleuh (ou tašǝlḥit) du Sud-ouest marocain, ce préverbe est de- venu totalement obligatoire, en position syntaxiquement libre. Dans ce dialecte, ar + AI de- vient donc quasiment un présent « progressif ». Stade 3. [Auxiliaires aspectuels, modaux-temporels > temporels] b) Des auxiliaires verbaux, à différents stades de morphologisation, intervenant dans les sphères de l’aspect, du mode et/ou du temps. Certains ont connu un tel degré de spécia- lisation, voire de réduction phonétique qu’ils sont localement devenus de véritables pré- verbes. Cette catégorie de marqueurs puise dans des classes sémantiques bien connues : verbes de mouvement et d’attitudes physiques ("rester/s’assoir", "se lever", "aller", "revenir", "passer", "saisir", "trouver"...), verbes d’état/transformation ("être", "devenir", "durer"), verbes modaux ("vouloir", "désirer"). Parmi ceux qui concerne le Temps : ‒ tuɣ « elle [m’] a saisi/pris », du verbe aɣ/uɣ, « prendre, saisir, faire sien, acquérir » = antériorité > passé révolu. ‒ y-lla > lla/la, du verbe ili/yǝlla « il est/existe, il est présent » = actualité + caractère certain/effectif du procès (ex. 14). Et surtout, chleuh futur 1 : ra(d) (< "vouloir") : Ce morphème est issu du figement de l’auxiliaire "vouloir" (i-ra = il-veut) précédant la forme ad + aoriste, selon un schéma : i-ra ad i-krez > rad i-krez = il-veut ad il-laboure = « il veut labourer » > « il va labourer » > « il labourera ». Le figement de i-ra ad en rad, voire ra, est certain car l’évolution est bien documentée en chleuh même : tous les stades du phénomène sont attestés en synchronie dans les diffé- rents parlers de la région. Le point ultime de la grammaticalisation, avec perte de l’indice de personne de l’auxiliaire (i-) et fusion des morphèmes (i-)ra et ad, n’est pas encore atteint dans tous les parlers (Cf. Leguil 1992/1987). Î Dans ce dialecte, la forme première ad+A devient alors exclusivement modale et ne conserve que les valeurs de « potentiel, optatif, injonctif… ». Le morphème chleuh futur 2 : ddad ("aller") Parallèlement, de nombreux parlers marocains du domaine chleuh mais aussi en tamazight du Maroc central, ont constitué un autre morphème préverbal de futur "immi- nent/certain" (Bentolila 1981, Leguil 1992/1987). Son origine est aussi très claire : il s’agit du verbe de mouvement ddu "aller", employé comme auxiliaire d’imminence/certitude : i-dda ad i-krez (> ddad i-krez) = il-va ad il-laboure = « il va labourer / certes, il va la- bourer » Ce morphème associe en fait temporalité (futur imminent) et modalisation (certitude ; cf. exemple n° 13). Une vaste zone du berbère marocain a uploads/Litterature/ salem-chaker-syntaxe-amazighe.pdf

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