62 Comment écrire un roman sans se fatiguer: stratégies perlocutoires d'un best
62 Comment écrire un roman sans se fatiguer: stratégies perlocutoires d'un best-seller chez Dany Laferrière par Pascale De Souza Johns Hopkins University Comment faire l'amour avec un Nègre sans se fatiguer was well received by both the Québécois public and literary critics. Four narrative strategies enable Dany Laferrière to ensure this dual success. The mimetic strategy con- sists of writing an authentic-looking document, the temporal strategy aims at creating the illusion of a "live" writing process, the affective strategy appeals to the reader's sympathy while the tensorial strategy seeL· to maintain suspense throughout the novel. Laferrière applies all four successfully to explore the com- plexities of a three-faceted identity, torn between the Canadian, Québécois and Haitian poles. Je suis né comme écrivain à Montréal. (Laferrière dans Marcotte, 80) "Lecture savante ou populaire," c'est ainsi qu'Anne Vassal intitule l'article qu'elle consacre au premier roman de Dany Laferrière Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer. Elle y souligne l'interprétation socio-politique du roman dans les milieux critiques qui encensèrent "un auteur d'origine immigrée dans le grand et haut bastion de la littérature québécoise" (Vassal 185) mais aussi la réception enthousiaste que lui réserva le grand public. Éloges de la critique, suc- cès de presse, rares sont les premiers romans qui s'ouvrent ainsi à une lecture savante et populaire. Comment Laferrière parvient-il à jouer sur les deux tableaux? La lecture du roman suscite l'impression qu'il s'agit d'une littérature "décontracté[e] et facile" (Simon 23), que le texte est le fruit d'une "écriture immédiate qui prétend annuler tout délai entre pensée et acte d'écrire" (Vitiello 352). Le narrateur du roman n'affirme-t-il pas que son livre s'écrit sans lui (120, 122)? L'étude approfondie du roman que je propose ici révèle toutefois la com- plexité des stratégies perlocutoires mises en place par l'auteur.1 Comment se présente sous la forme d'un journal intime. Contrairement au diariste qui rédige son journal pour un lectorat circonscrit, lui-même ou un lecteur proche, l'auteur d'un roman-journal2 écrit dans l'intention d'attirer un lectorat aussi vaste que possible.3 Cette divergence implique une approche ra- dicalement différente de l'écriture car l'auteur d'un roman-journal va adapter certaines caractéristiques du journal intime à ses objectifs perlocutoires. Le for- mat du roman-journal permet ainsi à Laferrière de déployer quatre stratégies. La stratégie mimétique consiste à rédiger un document donnant l'impression d'au- thenticité, la stratégie temporelle à créer l'illusion d'une écriture "en direct," la stratégie affective à fournir des informations personnelles, souvent poignantes, sur les personnages, la stratégie tensorielle à maintenir un effet de suspense. Nègre parmi les "nègres blancs d'Amérique," pour reprendre le terme que le militant marxiste et membre du Front de Libération du Québec Pierre VaÜieres applique aux Québécois "pure laine," Laferrière applique avec succès ces diverses stratégies pour explorer l'émergence d'un discours à la confluence de trois pôles: canadien, québécois, et haïtien. Québec Studies. Volume 27. SDrina/Summer 1999 Pascale De Souza 63 Le mimétisme du roman-journal tient à plusieurs facteurs. Bien qu'un jour- nal intime soit tenu par un personnage existant ou ayant existé, alors qu'un jour- nal fictif s'insère en tout ou en partie dans un roman, il est parfois difficile de distinguer l'un de l'autre. Le journal fictif est en effet souvent fortement auto- biographique, d'où une collusion entre la réalité de l'auteur et la fiction du nar- rateur. Vieux, le narrateur du roman de Laferrière, ressemble quasiment trait pour trait à l'auteur. Immigrant francophone de couleur récemment arrivé au Québec, Vieux est un écrivain vivant d'expédients, probablement assez séduisant, à en juger par le nombre de Miz qui se succèdent dans son lit. Immigrant francophone de couleur arrivé au Québec par le truchement d'un mariage factice, Laferrière est un journaliste de radio désargenté, assez bien fait de sa personne pour poser nu dans Lui. Vieux tient un journal4 et écrit un roman au titre provocateur Paradis du dragueur nègre, qu'il envoie à une maison d'édi- tion. Laferrière écrit et publie Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, premier roman au titre raccoleur qui se présente comme un journal. Dans une interview rêvée, Vieux nie catégoriquement toute correspondance entre sa réal- ité (fictive) et le roman qu'il écrit (111). Ses remarques renforcent toutefois l'im- pression de mimétisme car elles soulignent plus qu'elles ne réfutent les similarités frappantes entre Vieux et le personnage de "son" roman Paradis d'un dragueur nègre,5 et par un phénomène de mise en abyme, celles entre l'auteur et le narrateur de Comment. Dans ce roman-journal fortement autobiographique, le narrateur livre au lecteur une vie, qui, tout en étant profondément montréalaise, rappelle par bien des côtés la quotidienneté de chacun. La description des lieux où Vieux habite tire son apparente authenticité des noms empruntés à la réalité montréalaise et des détails fournis. Installé dans un appartement au 3670 de la rue Saint-Denis, en face de la rue Cherrier, près de la fontaine de Johannie, dans le Carré-Saint- Louis, avec vue sur la Croix du Mont-Royal, Vieux va souvent boire à la terrasse du Faubourg Saint-Denis. Deux des Miz qui entrent dans sa vie, logent respec- tivement à côté du cinéma Outremont et dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce. Laferrière multiplie ainsi les informations toponymiques "exactes" pour mieux masquer la frontière entre fiction et réalité. Parallèlement, il fournit une descrip- tion précise de la chambre que Vieux partage avec Bouba, sa superficie réduite, ses posters, son ameublement, son équipement de cuisine auxquels s'ajoutent les objets de la vie de tous les jours: articles de toilette, verres et assiettes, sacs poubelle. Laferrière met autant de soin à décrire les lieux de vie de son narrateur que les activités quotidiennes qui s'y déroulent: douche, vaisselle, ménage, sor- tie des poubelles.6 Le lecteur découvre ainsi de multiples analogies avec sa pro- pre situation. Pour reprendre les termes de Girard dans Le Journal intime, "rien de plus proche, dans sa quotidienneté et dans sa platitude, que la vie d'un homme et celle d'un autre homme" (Girard 46). C'est ce côté banal, vulgaire au premier sens du mot, que restitue le roman-journal de Laferrière. Afin de parfaire l'illusion de mimétisme, l'auteur d'un roman-journal évite souvent un style trop littéraire (Raoul 1980, 41) au profit d'une langue "de tous les jours." Robert Berrouët-Oriol souligne ainsi que Laferrière subvertit les con- ventions de l'institution textuelle en mêlant dans son écriture des lourdeurs syn- taxiques et orthographiques et des réseaux isotopes qui défient la rigueur (Berrouët-Oriol 1986, 63). Laferrière fait également croire que le processus de création littéraire se limite à une "simple" transcription de dialogues et de réfle- xions, que "le texte repose sur l'expression de la pensée et d'échanges immédi- 64 Comment écrire un roman sans se fatiguer... ats avec le lecteur au moyen d'une écriture orale" (Vitiello 353). Comme le sug- gère toutefois Vitiello sans le développer, il s'agit là bien sûr d'une impression factice et voulue dans la mesure où l'auteur travaille son texte pour parvenir à ce résultat. Tout comme le narrateur qui parle peu, mais note mentalement tout ce qu'il voit pour l'exploiter ensuite dans son roman, l'auteur tire de son expé- rience de la vie la matière de son roman-journal. Tant les noms géographiques empruntés à la réalité que la description des lieux, des activités quotidiennes et la langue choisie dénotent une volonté chez Laferrière de "coller à la réalité." Cette stratégie mimétique a pour but de susciter l'intérêt du lecteur qui retrouve des lieux réels, voire connus, des activités de tous les jours présentées dans une langue qui ressemble à celle qu'il parle. L'impression que le roman est écrit "en direct" vient parfaire l'illusion de mimétisme. La stratégie temporelle telle que l'applique Laferrière repose sur quatre techniques: le récit des événements au jour le jour, l'emploi du présent ou du passé composé, le recours au monologue intérieur et la courte période cou- verte par le roman. Dès la première page du roman, le lecteur semble être jeté dans le feu de l'action: "Pas croyable, ça fait la cinquième fois que Bouba met ce disque de Charlie Parker,"(9) remarque Vieux. Laferrière fait suivre cette remar- que de trois pages consacrées à une présentation de la chambre et de Bouba puis reprend le fil de son récit focalisé sur le moment d'énonciation: "Charlie Parker crève la nuit.... Bouba est affalé sur le Divan" (12) avant de s'engager dans le premier de nombreux dialogues. Pour mieux coller au présent, Laferrière éli- mine parfois tout mot superflu. Il entame ainsi le chapitre cinq sur ces mots: "Trois petits coups discrets à la porte. J'ouvre" (28), puis enchaîne une série de phrases courtes collant à l'action: "Miz Littérature achève de ranger la table. Elle met l'eau du thé à bouillir. Je m'installe. Elle me verse du vin. Je ferme les yeux" (29). Le lecteur croit ainsi être là à écouter Charlie Parker, à ouvrir la porte et à regarder Miz Littérature préparer thé et vin. Le format du journal intime permet également de réduire le décalage entre le fait et son récit en donnant au lecteur l'impression de jouir d'un accès direct aux pensées du narrateur. uploads/Litterature/ qs-27-1-62.pdf
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- Publié le Dec 12, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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