1 Paru dans les Temps Modernes 67 (2012), juillet-octobre 2012, n° 669/670, p.

1 Paru dans les Temps Modernes 67 (2012), juillet-octobre 2012, n° 669/670, p. 357-375. Le dialogue toujours différé de Derrida et Gadamer Jean GRONDIN Commençons par un truisme, qui ne souffre guère que de l’être : Derrida est le grand penseur de la différance. La différance, avec ses deux sens de l’être différent de et du renvoi à un autre temps, trouve à s’exprimer dans le mystère de la langue, même si elle ne s’y réduit peut-être pas : les mots, les signifiants, renvoient à un sens, un vouloir dire ou verbe intérieur, différent d’eux, mais qui reste toujours différé, reporté, parce qu’il ne se laisse balbutier qu’à l’aide de pauvres signifiants, qui renvoient à leur tour à un au-delà d’eux-mêmes, différent et différé. C’est là la tragédie de notre quête de sens, qui n’en reste pas moins notre condition, que Derrida n’a jamais cessé de penser et de nous aider à découvrir. Si la différance traverse le langage, elle habite nécessairement tout dialogue. La différance s’y rencontre partout : il y a la différence des interlocuteurs, même là où règne l’unanimité et même si l’on dialogue avec soi-même, il y a une différance ou un se différer des réponses, des répliques et des prises de parole. Le dialogue renvoie en effet toujours à un autre dialogue, à celui qui nous précède et dans lequel nous nous insérons, et celui qui un jour viendra. En ce sens, il n’y a rien de tel qu’un dialogue ponctuel, limité dans l’espace et dans le temps. Il en va certainement ainsi du dialogue entre Gadamer et Derrida. Il a commencé bien avant leur rencontre d’avril 1981 à Paris, comme le révèle, si besoin était, leur correspondance1, et bien avant celle-ci, puisque toute correspondance suppose que le dialogue a débuté avant elle. Il s’est poursuivi bien au-delà de cette première rencontre, « manquée », comme le sont sans doute toutes les premières rencontres. Une première rencontre ne peut être jugée 1 Publiée dans le présent numéro des Temps Modernes, p. 376-390 2 « réussie », ou non, qu’à la lumière d’une autre rencontre qui a donné suite à la première. En ce sens, tout dialogue est différé et vit de la différance. Il ne s’en inscrit pas moins dans ce que Derrida a lui-même appelé, dans le sous-titre de Béliers, un « dialogue ininterrompu », ou un « dialogue intérieur » qui « le précède et le rend possible »2. Parler de la différance inhérente au dialogue c’est reconnaître qu’il peut être inégal ou asymétrique, à plusieurs niveaux. Quelqu’un peut être plus disposé que l’autre au dialogue, d’abord mal entendre ce qu’il dit ou sa détresse, ne le comprendre que beaucoup plus tard, quand l’autre est absent, voire disparu, sans que le dialogue n’ait cessé pour autant. On retrouve une infinité de telles différances dans le dialogue de Gadamer et Derrida, comme sans doute dans tout dialogue véritable et depuis toujours, certainement depuis Platon3. Toutes tendent à confirmer que le dialogue essentiel est toujours différé parce que tout notre être reste en proie à la différance. L’une des asymétries les plus extérieures du dialogue ininterrompu entre Gadamer et Derrida réside dans le fait que les élèves du premier ont davantage participé au débat entre l’herméneutique et la déconstruction que ne l’ont généralement fait Derrida et les siens. Si les héritiers de Gadamer sont souvent des lecteurs de Derrida, il n’est pas sûr que la réciproque soit vraie au vu du peu d’attention que la littérature derridienne a consacrée au débat de Derrida avec l’herméneute allemand. Ainsi, dans le parcours que propose Geoffrey Bennington de l’œuvre de Derrida4, la rencontre entre Gadamer et le maître de la déconstruction tenue à Paris en avril 1981 n’est pas évoquée parmi les événements dignes de mention 2 Voir J. Derrida, Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, 2003, p. 19 : « On parle souvent et trop facilement de monologue intérieur. Un dialogue intérieur le précède et le rend possible. Le divisant et l’enrichissant, il le commande et l’oriente. Mon dialogue intérieur avec Gadamer, avec Gadamer lui-même, avec Gadamer vivant, et vivant encore, si j’ose dire, n’aura pas connu de cesse depuis notre rencontre de Paris ». 3 Sur le caractère asymétrique des dialogues de Platon, voir T. Szlezak, « Gespräche unter Ungleichen. Zur Struktur und Zielsetzung der platonischen Dialoge », dans Antike und Abendland 34 (1988), 99-116. 4 Jacques Derrida par Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Paris, Seuil, collection « Les contemporains », 1991, 307. 3 de l’année 1981. On observe le même silence dans plusieurs volumes d’entretiens biographiques avec Derrida5 comme dans la plupart des présentations biographiques et autobiographiques qui lui sont consacrées, dont La contre-allée6. La récente biographie de Benoît Peeters est très instructive et magistrale, mais ne traite pas vraiment de la rencontre de 1981, sinon pour évoquer « l’agressivité », inusitée et surprenante, « dont Derrida a fait preuve lors de son débat avec Hans-Georg Gadamer »7. Il est impensable, en revanche, d’imaginer une discussion de l’herméneutique ne faisant pas état de la rencontre entre Gadamer et Derrida. Il y a là une certaine asymétrie, mais qui fait désormais partie du débat lui-même et de sa postérité. Pourtant, tout prédestinait Derrida et Gadamer à se rencontrer, en dépit de leurs « différences ». En plus de s’intéresser avec prédilection à des philosophes comme Platon ou Hegel, les deux auteurs se réclament de manière absolument décisive de l’œuvre de Heidegger, au point de lui devoir les concepts qui ont fini par résumer leurs propres pensées, ceux de l’herméneutique et de la déconstruction. En fait, on peut dire que les deux s’inspirent, à peu de choses près, des mêmes pages de l’introduction à Être et temps, où Heidegger présente son projet d’une phénoménologie herméneutique faisant système avec une destruction de l’histoire de l’ontologie. Destruction et herméneutique ne s’opposent nullement pour Heidegger. Son Natorpbericht de 1922 souligne même très lumineusement que « l’herméneutique n’accomplit sa tâche que par le biais de la destruction »8. Le contexte des cours de Heidegger et l’introduction à Sein und Zeit permettent de comprendre pourquoi : si l’être et le Dasein doivent être reconquis comme thèmes de la philosophie, c’est qu’ils ont été recouverts (verdeckt) par 5 Voir J. Derrida et A. Spire, Au-delà des apparences, Bordeaux, Éditions Le Bord de l’eau, 2002. 6 C. Malabou et J. Derrida, La contre-allée, La Quinzaine Littéraire, collection « Voyager avec », Paris, 1999. 7 B. Peeters, Derrida, Flammarion, 2010, 403. 8 M. Heidegger, Interprétations phénoménologiques d’Aristote (1922), traduit par J.-F. Courtine, Mauzevin, TER, 1992, 31. 4 toute une tradition de l’histoire de l’ontologie. C’est cette tradition, disons « métaphysique », qu’il s’agit de « détruire », ou de désobstruer, mais cela n’est possible que par l’entremise d’une herméneutique ou d’une lecture soupçonneuse s’enquérant des motifs cachés (verdeckte Motive) ayant présidé à ce recouvrement9. Dans ce projet, Derrida retient surtout le geste de la destruction, d’une conception de l’être et de la vérité, alors que Gadamer met l’accent sur son volet herméneutique10. De là sourd la division, voire le schisme des « écoles » de l’herméneutique et de la déconstruction, mais on voit qu’il n’y a pas du tout de séparation, ni même de différence, entre l’herméneutique et la destruction pour Heidegger lui-même. Il est aussi évident, du moins pour certains lecteurs, que Derrida et Gadamer sont les deux héritiers les plus productifs de Heidegger dans leurs contrées respectives, qui ont repris et infléchi son projet dans un sens tout à fait original et fondateur, car leur réception de Heidegger a donné lieu à une nouvelle forme de philosophie. Certes, cet infléchissement s’accomplit dans des directions assez différentes et à la limite antagonistes, mais un débat fécond était certainement envisageable entre ces deux interprètes de Heidegger, d’autant que leurs œuvres capitales, parues toutes deux au cours des années soixante, traitent de sujets étonnamment communs, comme ceux du travail souterrain de l’histoire dans l’interprétation, du « jeu » de l’œuvre d’art et du langage comme du médium insurpassable de la compréhension. C’est cet espoir d’un dialogue mutuellement fécond qui a présidé à la rencontre célèbre, malheureuse aussi, tenue à l’Institut Goethe de Paris en avril 1981. Il s’est agi de la première véritable rencontre entre Derrida et Gadamer, mais les deux pouvaient se connaître par leurs publications ou leur renommée. Sans doute Gadamer connaissait-il un peu mieux 9 Pour le contexte, limpide, voir ibid., 31 : « L’herméneutique philosophique de la facticité se voit donc assignée comme tâche (…) de défaire l’explicitation reçue et dominante et d’en dégager les motifs cachés, les tendances et les voies implicites, et de pénétrer, à la faveur d’un retour déconstructeur, aux sources qui ont servi de motifs à l’explicitation. L’herméneutique n’accomplit sa tâche que par le biais de la destruction ». 10 Sur le rapport de Gadamer et de Derrida à Heidegger voir mon étude sur Le tournant herméneutique de la phénoménologie, Paris, PUF, 2003. 5 l’œuvre de Derrida que celui-ci ne maîtrisait celle uploads/Litterature/ grondin-jean-le-dialogue-toujours-differe-de-derrida-et-gadamer-pdf.pdf

  • 19
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager