ÉTUDES ROMANES DE BRNO 33, 1, 2012 THIERRY TREMBLAY GUYOTAT ÉDEN HISTOIRE ENFER

ÉTUDES ROMANES DE BRNO 33, 1, 2012 THIERRY TREMBLAY GUYOTAT ÉDEN HISTOIRE ENFER L’œuvre de Pierre Guyotat, comme toute œuvre littéraire, mais de façon plus évidente, s’inscrit dans le contexte immédiat qui lui a donné lieu. Peut-être moins une œuvre romanesque proprement littéraire qu’une expérience du texte qui donne à lire un texte de nature souvent expérimentale, quoi qu’en dise Guyotat lui-même, qui réfute l’idée que ces textes puissent être lus de telle façon. Littérature d’avant-garde d’autant plus expérimentale qu’elle entendait à l’époque s’inscrire dans un matérialisme historique invinciblement rationnel et historiciste. D’où la progression, d’un livre à l’autre, vers une plus grande « maté­ rialité » du langage au dépend de la transparence de son intelligibilité, conçue, de manière plus ou moins explicite, comme des valeurs à dépasser. Il s’agit en effet de l’époque d’une relecture des œuvres d’Antonin Artaud, de Georges Bataille, du marquis de Sade. Époque de ce qui fut appelé la pratique de « textes-limite », où les thèmes du corps, du travail, du signifiant et de la matière verbale étaient puissamment valorisés du récit romanesque, des différentes trans­ cendances ou des formes dites « naïves » de réalisme ou de représentation fiction­ nelle. C’est, en un mot, l’époque de la revue Tel Quel, celle du triomphe de la linguistique et de ses structures. Expérience du texte, du rythme et du corps écrivant. Expérience de la violence, de la sexualité, de la scatologie, du rapport de domination et de soumission ; ex­ périence de l’obscénité la plus visible, la plus concrète, la plus basse, jusqu’aux confins de la folie, jusqu’au mutisme, jusqu’à l’épreuve de la prostration, de la léthargie, du coma. Jusqu’au silence, et jusqu’à un rien moins méditatif que le rien mallarméen. Puisqu’il s’agit d’une expérience limite d’un texte limite pour une improbable littérature limite, nous nous retrouvons, comme souvent, assez près des expé­ riences du sacré, – que ce sacré soit codifié comme dans la mystique et la théo­ logie chrétiennes, ou que ce sacré se fasse plus sauvage et plus incontrôlable, comme dans les expériences s’apparentant au chamanisme. Expérience du texte plutôt qu’œuvre romanesque – parce que l’œuvre est toujours comprise comme le résultat retravaillé d’une expérience décisive qui lui aurait donné lieu –, il va alors de soi que ce qui la circonscrit est, dans ces conditions, 224 THIERRY TREMBLAY très important. L’œuvre de Guyotat a été souvent commentée et mise en scène par Guyotat lui-même et par différents critiques littéraires, écrivains ou universitaires. Il est du reste assez piquant de constater que ces trente dernières années ont été largement consacrées par Guyotat, dans la perspective éditoriale, à une relecture et une explication, voire une explicitation de ce qui s’était passé à la fin années soixante et au début des années soixante-dix. Explication que Guyotat estime naturellement moins importante que ce qui est expliqué, mais qui permet à bon nombre de lecteurs d’accéder de manière plus franche et plus continue à l’œuvre de Guyotat. Histoire Le rapport à l’Histoire tel qu’il se déploie chez Guyotat est multiple. On peut distinguer, grosso modo, une triple relation à l’Histoire : 1. Guyotat participe à ce qui sera bientôt la matière de l’Histoire de l’État français, notamment dans cette expérience déterminante que fut la matière d’Algérie, et dans cette autre expérience, plus personnelle, d’une forme de désertion. En effet, Guyotat a été inculpé d’atteinte au moral de l’Armée de complicité de désertion et de possession de publications interdites : il sera donc emprisonné. En ce sens, Guyotat intervient dans l’Histoire, intervient de manière politique, soit en refusant d’obéir aux ordres, soit, ultérieurement, en signant un certain nombre de textes de nature politique et révolutionnaire1. 2. Par des notes et des ouvrages, par le biais de considérations de nature politique, sociologique et historique, Guyotat esquisse une conception de l’Histoire, largement tributaire, dans un premier temps, de l’historiographie marxiste. Il s’adonnera à une lecture marxiste de la colonisation et des luttes de décolonisation, comme celle de Cuba. Aussi fera-t-il une lecture propre­ ment anthropologique du Tiers-Monde. Rappelons que Guyotat a affirmé à quelques reprises être d’abord et avant tout un lecteur de livres d’Histoire. 3. Enfin Guyotat génère de l’Histoire, c’est-à-dire que son œuvre s’inscrit dans l’Histoire, et ce, de deux façons : d’une part par la censure dont elle fut l’ob­ jet – Éden, Éden, Éden a été frappée d’interdiction à la publicité et à la vente aux mineurs pour des motifs à la fois politiques et moraux, interdiction qui donnera lieu à une pétition internationale en sa faveur (en faveur de la levée de la censure) ; d’autre part, de manière plus banale, en s’intégrant dans cette Histoire particulière et régionale qu’est l’Histoire littéraire. Guyotat va jusqu’à écrire que sa pratique est capable de « produire de l’Histoire », ne serait-ce qu’en traçant une vision épique du monde moderne, pour autant qu’elle soit une vision du monde inédite. 1 Lire par exemple GUYOTAT, Pierre. Justice pour Laïd Moussa. In Vivre. Paris : Gallimard, éd. Folio, 2002 [1973], p. 118–123. 225 GUYOTAT ÉDEN HISTOIRE ENFER Les deux fictions qui touchent le plus évidemment à l’Histoire sont celles qui ont fait date à la fin des années 60, Tombeau pour cinq cent mille soldats, publié en 1967, qu’il a qualifié de « métaphysique de l’Histoire2 » et Eden, Eden, Eden publié en 1970. Des livres ultérieurs comme Le Livre, qui pousse l’écriture au delà des limites de la lisibilité ordinaire en tentant de reconstruire la langue fran­ çaise à partir de différents idiomes dans ce qu’il appelle un « écriture totalement ‘concrète’3 », ont sans doute un lien important avec l’Histoire, surtout dans le troisième sens que nous avons évoqué. Guyotat a dit de son texte intitulé Le Livre : « C’est l’Histoire, c’est l’âme » et il ajoutait que « C’est le son de l’Histoire, c’est le son de l’esclavage ». Il semble que le dispositif mis en œuvre à partir de Tombeau pour cinq cent mille soldats varie relativement peu à travers les années, si ce n’est par une radicalisation de l’écriture qui s’apparente de plus en plus à une récitation musicale, à une psalmo­ die ou à une litanie. Genèse Puisque cette œuvre se veut moins une pratique expérimentale qu’un long « tra­ vail » d’écriture, il est pertinent de se pencher sur son élaboration et sur sa genèse. C’est dans ses Carnets de bord, dont le premier tome a été récemment publié, que l’on lit la volonté de l’auteur de décontextualiser la fiction ou de brouiller la référentialité du texte. L’époque dans laquelle se déroule la fiction de Tombeau pour cinq cent mille soldats est certes repérable, notamment en raison de la tech­ nologie militaire employée, mais l’action est située dans une géographie imagi­ naire. Les noms des personnages et des lieux doivent faire « tout de suite penser à l’Algérie4 » (le lecteur de l’époque, au reste, pense immédiatement à l’Algérie, ne serait-ce que par le titre : il y eut en effet jusqu’à 500 000 soldats en Algérie), mais Guyotat ajoute qu’il ne faut « pas craindre cette absence de lieux géogra­ phiques réels5 ». Ainsi écrit-il : « mettre des noms de villes véritables mais variées, éloignées par des mers6 ». C’est le parti qu’il suivra en situant « Inaménas dans une mer inconnue ». Cette hésitation est une caractéristique importante du travail d’élaboration de son premier grand livre : il va jusqu’à imaginer la suppression des majuscules pour les noms de lieux, noms de lieux qui seront, dans le proces­ sus d’élaboration d’Éden, Éden, Éden, tout simplement supprimés7. 2 GUYOTAT, Pierre. L’autre scène. In Vivre. Paris : Gallimard, éd. Folio, 2002, p. 45. 3 Ibid., p. 37. 4 GUYOTAT, Pierre. Carnets de bord. Vol. 1. Paris : Lignes & Manifestes, 2005, p. 74. 5 Ibid., p. 93. 6 Ibid., p. 115 : « Situer un peu plus : Afrique du Nord, France, etc. Je crois cela nécessaire : Lybie, par exemple, Mauritanie, Éthiopie, une île comme Madagascar, par exemple : mettre des noms de villes véritables mais variées, éloignées par des mers. » 7 Cf. ibid., p. 469 : « Pas de noms de lieux. » 226 THIERRY TREMBLAY Le projet de Tombeau pour cinq cent mille soldats est la mise en scène de la guerre, d’une guerre totale ou absolue, en embrassant, si l’on peut dire, les hor­ reurs de la ville et les horreurs de la campagne : massacre d’hommes, de femmes, d’enfants, viols, tortures, meurtres. Il s’agit pour Guyotat de mettre en scène des personnages comme s’il s’agissait d’objets ou, plus précisément, de mettre en scène une sorte d’impossible animalité humaine. L’homme est rabattu à un statut qui le met sous celui du porc8. Ces visions proviennent certainement de sa propre expérience de la guerre, mais Guyotat se documente en lisant des témoignages de la Seconde Guerre mon­ diale et en regardant des photos des camps9. Auschwitz est constamment présent dans les Carnets de bord (une vingtaine de mention). On note également, çà et là, dans uploads/Litterature/ guyotat-eden-histoire-enfer.pdf

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