Florent Christol « Hop-Frog » (1849), fiction matricielle du film d’horreur amé

Florent Christol « Hop-Frog » (1849), fiction matricielle du film d’horreur américain des années 1970-1980 ? O n se souvient de Pierre Ménard, chez Borgès, réécrivant au mot prêt certains chapitres du Don Quichotte de Cervantès en prenant soin de ne pas faire le plus petit écart, la copie finis- sant par coïncider totalement avec son modèle 1. Un cas de réé- criture tout aussi singulier mais encore plus improbable est celui de l’auteur réécrivant un texte qu’il n’a jamais lu. C’est de ce cas que nous traiterons ici, en nous penchant sur les multiples « réé- critures » de « Hop-Frog », nouvelle tardive d’Edgar Poe, dans le cinéma américain des années 1970-1980. Parue dans la revue Flag of our Union (17 mars 1849), « Hop- Frog » raconte la vengeance d’un nain, esclave d’un roi tyran- nique qui en a fait son bouffon et son souffre-douleur. Objet de toutes les moqueries à cause de son apparence difforme, Hop- Frog doit son nom à sa démarche sautillante particulière (en plus d’être nain, il se déplace en boitant). Le nain ne trouve de conso- lation qu’auprès de la naine Tripetta, sa seule amie, également victime de la cruauté du souverain. Un jour, après une mauvaise plaisanterie particulièrement cruelle (le roi force le bouffon à s’enivrer alors que ce dernier ne supporte pas l’alcool, puis jette le gobelet au visage de Tripetta), il décide mettre un terme à ces abus et de se venger. Exploitant le contexte de la mascarade pré- vue le soir même, il propose aux ministres et au roi de se dégui- ser en orangs-outangs, de se relier par une chaîne afin de donner l’impression qu’ils viennent de se libérer de leur geôlier, et de faire intrusion dans le bal masqué pour effrayer les convives. Trouvant l’idée amusante, le roi accepte avec enthousiasme. Le soir venu, la fête démarre sur un ton ludique : les ministres et le monarque font irruption dans le bal dans leurs costumes très 1. Jorge Luis Borgès, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », in Fictions, Paris, Gallimard, 1983. 02-05_christol.indd 1 31/03/2020 12:29 « hop-frog » (1849), fiction matricielle… 2 ­ réalistes et tous enchaînés ensemble, suscitant chez les invités rire et effroi. Croyant à la réalité de la supercherie, certains sont pris de panique. Mais le roi profite peu de temps des effets de la farce sur les invités : au moment où les « singes » passent à sa portée, Hop-Frog relie leur chaîne à celle du grand chandelier surplombant la salle principale. Il actionne alors un levier pro- pulsant le chandelier et le groupe costumé dans les airs, puis il se hisse jusqu’aux huit hommes et s’approche d’eux muni d’une torche, sous prétexte de les démasquer. Dévoilant l’identité des « bêtes sauvages » au public attroupé, Hop-Frog clame : « Mainte- nant, […] je vois distinctement de quelle espèce sont ces masques. Je vois un grand roi et ses sept conseillers privés, un roi que ne se fait pas scrupule de frapper une fille sans défense, et ses sept conseillers qui l’encouragent dans son atrocité. Quant à moi, je suis simplement Hop-Frog, le bouffon, – et ceci est ma dernière bouffonnerie ! » 1. Sur ces mots, Hop-Frog appose sa torche sur le costume des invités royaux. Ayant été préalablement aspergés de poix par le nain, ceux-ci s’embrasent aussitôt et les huit « singes » sont brûlés vifs. Laissant les invités hagards devant les cadavres calcinés, le nain s’échappe par le toit avec Tripetta. Alors que de nombreux contes de Poe ont été fréquemment portés à l’écran avec plus ou moins de succès, « Hop-Frog » fait figure de canard boiteux au sein du corpus filmique d’inspiration poesque. Selon les livres consacrés au cinéma d’horreur et les sites du type Internet Movie Data Base, « Hop-Frog » n’aurait été porté à l’écran qu’une seule fois dans le cadre du cinéma amé- ricain « commercial », par Roger Corman en 1964, par inclusion dans une adaptation d’un autre texte de Poe plus célèbre, « Le Masque de la Mort rouge ». Pour cette adaptation, Corman et ses scénaristes ont largement modifié la nouvelle de départ : Hop- Frog est rebaptisé Hop-Toad (Skip Martin), et Tripetta devient la danseuse naine Esmeralda (Verina Greenlaw). De plus, Hop- Toad ne s’en prend pas directement à Prospero et à ses ministres mais au prince Alfredo (Patrick Magee), personnage qui n’appa- raît dans aucune des deux nouvelles, ce qui rend l’insertion de « Hop-Frog » dans le cadre du Masque de la mort rouge plus arti- ficielle encore. Si le film de Corman est la seule adaptation « officielle » de « Hop-Frog » à l’écran, elle demeure néanmoins périphérique, imbriquée au sein du récit enchâssant qu’est « Le Masque de la Mort Rouge ». Cette transposition officielle aurait-elle masqué la reprise, peut-être inconsciente, mais néanmoins massive, de 1. Edgar Poe, « Hop-Frog », Nouvelles histoires extraordinaires, Paris, Le Livre de poche, 1972, p. 175 02-05_christol.indd 2 31/03/2020 12:29 FLORENT CHRISTOL 3 cette histoire et de ses figures dans le cinéma d’horreur amé- ricain des années 1970-1980 ? L’histoire d’un personnage phy- siquement et psychologiquement faible, souffre-douleur de ses supérieurs hiérarchiques et de ses pairs, qui se venge atrocement de ses persécuteurs, se retrouve en effet dans un grand nombre de films de l’époque. L’exemple le plus connu est sans doute ­ Carrie (Brian De Palma, 1976), adapté du roman de Stephen King publié en 1974. La protagoniste, Carrie White (Sissy Spacek), est une jeune fille au physique disgracieux, persécutée par ses camarades mais aussi par sa mère (Piper Laurie), une fanatique religieuse abusive. Carrie compense ses faiblesses par des pou- voirs télékinésiques qui se déclenchent lorsqu’elle n’arrive pas à contrôler sa colère. Le soir du bal de fin d’année, elle est vic- time d’une mauvaise plaisanterie particulièrement cruelle : alors qu’elle vient d’être élue « reine de la promo », un saut rempli de sang de cochon lui est déversé dessus par ses tourmenteurs et elle se trouve recouverte de ce liquide nauséabond, vision gro- tesque suscitant aussitôt les rires moqueurs de la communauté lycéenne. Publiquement humiliée, Carrie se venge en déchaînant ses pouvoirs sur ceux qui se sont moqués d’elle, ainsi que sur toutes les autres personnes présentes, victimes collatérales de sa rage. Carrie a souvent été perçu comme un film isolé, n’ayant pas entraîné de véritable descendance, si l’on excepte quelques copies « officielles » comme The Spell (Lee Philips, 1977), Jennifer : Horrible Carnage (Jennifer, Brice Mack, 1978), et The Initiation of Sarah (Robert Day, 1978), ainsi qu’une suite, un remake télévisuel et un remake cinématographique 1. Pourtant le film de De Palma constitue le sommet émergé d’un iceberg générique jamais offi- ciellement identifié sur la carte du cinéma américain. Dans ce genre du “nerd 2 victimisé qui se venge”, on peut citer, avant Carrie, Willard (Daniel Mann, 1971), Stanley (William Grefe, 1972), Horror High (Larry Stouffer, 1974), Phantom of the Paradise (Brian De Palma, 1974), The Love Butcher (Don Jones, 1975), Le baiser de la tarentule (Kiss of the Tarantula, Chris Munger, 1976), et Les Baskets se déchaînent (Massacre at Central High, René Daalder, 1976). Après Carrie, on peut mentionner Rayon Laser (Laserblast, Michael Rae, 1978), Fondu au noir (Fade to Black, 1. The Rage : Carrie 2 (Katt Shea, 1999) ; Carrie (David Carson, 2002) ; Carrie (Kimberley Pierce, 2013). 2. Le « nerd » est une personne introvertie, timide, cérébrale, souvent mal à l’aise avec son corps et qui s’évade d’une réalité pénible en se réfugiant dans le monde de l’imaginaire (science, jeux vidéos, comic books, etc.). Son incarnation archétypale à l’écran est sans doute Jerry Lewis dans le film The Nutty Professor (Jerry Lewis, 1963). 02-05_christol.indd 3 31/03/2020 12:29 « hop-frog » (1849), fiction matricielle… 4 Vernon Zimmerman, 1980), Christmas Evil (Lewis Jackson, 1981), Fear No Evil (Frank Laloggia, 1981), Teddy, la mort en peluche (The Pit, Lew Lehman, 1981), Messe noire (Evilspeak, Eric Weston, 1981), et Trick or Treat (Charles Martin Smith, 1986). À cette liste on peut ajouter le sketch « The Crate » de Creepshow (George Romero, 1982) dans lequel un mari (Hal Holbrook), humi- lié par une épouse castratrice (Adrienne Barbeau), se venge en la précipitant dans les griffes d’un monstre simiesque trouvé dans la caisse ramenée d’une expédition arctique. Dans un registre plus parodique, on peut penser à The Toxic Avenger (Michael Herz, 1985), où un nerd 1 victimisé se transforme en justicier grotesque après avoir chuté dans une cuve de produits toxiques, ou encore à Funland (Michael A. Simpson, 1987), dans lequel le clown d’un parc d’attraction se venge de ceux qui l’ont licencié en se postant en haut d’une tour avec un fusil et en tentant d’abattre ses anciens employeurs. Comme Carrie, tous ces films décrivent l’humiliation puis la vengeance de personnages marginaux, pathétiques, souffre- douleurs de leur communauté qui, à force d’être poussé à bout, « explosent » et décident de se faire justice en exécutant leurs per- sécuteurs dans uploads/Litterature/ hop-frog-fiction-matricielle.pdf

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