Le modèle du texte : l'action sensée considérée comme un texte Le propos de cet
Le modèle du texte : l'action sensée considérée comme un texte Le propos de cet essai est de mettre à l'épreuve une hypothèse que je commence par exposer brièvement. J'admets que le sens premier du mot « herméneutique • concerne les règles requises par l'interprétation des documents écrits de notre culture. En adoptant ce r,>int de départ, je reste fidèle au concept d~usle gung, tel qu il a été établi par Wilhelm Dilthey; alors que le Verstehen (compréhension) repose sur la reconnaissance de ce qu'un sujet étranger vise ou signifie sur la base de signes de toutes sortes dans lesquels la vie psychique s'exprime (Lebens- iiusserungen), l~uslegung (interprétation, exégèse) implique quelque chose de plus spécifique : elle couvre seulement une catégorie limitée de signes, ceux qui sont fixés par l'écriture, y compris toutes les sortes de documents et de monuments qui comportent une fixation comparable à l'écriture. Mon hypothèse est alors la suivante: si l'interprétation des textes soulève des problèmes spécifiques parce que ce sont des textes et non un langage parlé, et si ce sont ces problèmes qui constituent l'herméneutique en tant que telle, alors les sciences humaines peuvent être dites herméneutiques 1) dans la mesure où leur objet offre quelques-uns des traits constitutifs du texte en tant que texte et 2) dans la mesure où leur méthodologie déploie la même sorte de procédure que ceux de l~uslegung ou de l'interprétation des textes. D'où les deux questions auxquelles mon essai est consacré: 1) dans quelle mesure pouvons-nous considérer la notion de texte comme un paradigme approprié pour l'objet allégué des sciences sociales? 2) Jusqu'à quel point la méthodologie de l'interpréta- tion des textes fournit-elle un paradigme valable pour l'interpré- tation en général dans le domaine des sciences humaines? 183 1 LE PARADIGME DU TEXTE Afin de justifier la distinction entre langage parlé et lan~age écrit, il me faut introduire un concept préliminaire, celui du discours. C'est en tant que discours que le langage est soit parlé soit écrit. Or qu'est-ce que le discours? Nous ne demanderons pas la réponse aux logiciens, pas même aux tenants de l'analyse lin- guistique, mais aux linguistes eux-mêmes. Le discours est la contrepartie de ce que les linguistes appellent système ou code linguistique. Le discours est l'événement de langage. Si le signe (phonologiq_ue ou lexical) est l'unité de base du langage, la phrase est l'umté de base du discours. C'est pourquoi c'est la linguistique de la phrase qui sert de support à la théorie du discours en tant qu'évenement. Je retiendrai quatre traits de cette linguistique de la phrase, qui m'aideront à élaborer l'her- méneutique de l'événement et du discours. Premier trait : le discours est toujours réalisé temporellement et dans le présent, tandjs que le système de la langue est virtuel et étranger au temps. Emile Benveniste l'appelle: «instance de discours •. Deuxième trait : tandis que la langue ne requiert aucun sujet -en ce sens que la question • qui parle,. ne s'applique pas à ce niveau -, le discours renvoie à son locuteur grâce à un ensemble complexe d'embrayeurs tels que les pronoms personnels. Nous dirons que l'« instance de discours,. est auto-référentielle. Troisième trait : tandis que les signes de la langue renvoient seulement à d'autres signes à l'intérieur du même système, et tandis que la langue se passe de monde comme elle se passe de temporalité et de subjectivité, le discours est toujours au sujet de quelque chose. Il réfère à un monde qu'il prétend décrire, exprimer, représenter. C'est dans le discours que la fonction symbolique du langage est actualisée. Quatrième trait : tandis que la langue est seulement une condition de la communication pour laquelle elle fournit des codes, c'est dans le discours que tous les messages sont échangés. 184 L'ACTION SENSÉE CONSIDÉRÉE COMME UN TEXTE En ce sens le discours seul a, non seulement un monde, mais un autre, un interlocuteur à qui il s'adresse. Ces quatre traits pris ensemble font du discours un événement. Voyons de quelle façon ces quatre traits sont effectués dans le langage oral et dans le langage écrit. 1. Le discours, avons-nous dit, n'existe qu'en tant 9ue discours temporel et présent. Ce premier trait est réalisé différemment dans la parole vive et dans l'écriture. Dans la parole vive, l'instance de discours reste un événement fugitif. L'événement apparaît et disparaît. C'est pourquoi il y a un problème de fixation, d'inscription. Ce que nous voulons fixer est ce qui disparaît. Si, par extension, on peut dire qu'on fixe la langue - inscription de l'alphabet, inscription lexicale, inscription syn- taxique-, c'est en fonction de ce qui seul demande à être fixé, le discours. Seul le discours requiert d'être fixé, parce que le discours disparaît. Le système a-temporel n'apparaît ni ne disparaît; il n'arrive pas. C'est ici le lieu de rappeler le mythe du Phèdre. L'écriture a été donnée aux hommes pour .. porter secours,. à la« faiblesse du discours •, faiblesse qui est celle de l'événement. Le don des grammata - de ces .. marques externes •, de cette aliénation matérielle - n'a été qu'un «remède,. apporté à notre mémoire. Le roi égyptien de Thèbes pouvait bien répondre au dieu Theuth que l'écnture était un faux remède en ce qu'elle remplaçait la vraie réminiscence par la conservation matérielle, la sagesse réelle par le simulacre de la connaissance. En dépit de ces périls, l'inscription constitue néanmoins la destination du discours. Qu'est- ce que l'écriture fixe effectivement? Non pas l'événement du dire, mais le « dit ,. de la parole, si nous entendons par le « dit ,. de la parole l'extériorisation intentionnelle qui constitue la visée même du discours en vertu de laquelle le Sagen - le dire - veut devenir Aus-sage - énoncé. Bref, ce que nous écrivons, ce que nous inscrivons, est le noèma du dire. C'est la si,nification de l'événement de parole, non l'événement en tant qu événement. Mais, si ce que nous fixons est la parole elle-même en tant que dite, qu'est-ce qui est «dit •? L'herméneuti9.ue doit faire ici appel, non seulement à la linguistique (la linguistique du discours en tant que distincte de la linguistique de la langue), comme on l'a fait ci-dessus, mais encore à la théorie des actes de langage, telle que nous la 185 DE L'HERMÉNEUTIQUE DES TEXTES À CELLE DE L'ACTION trouvons chez Austin et Searle. L'acte de parler, selon ces auteurs, est constitué par une hiérarchie ordonnée distribuée sur trois niveaux : 1) le niveau de l'acte locutionnaire ou pro- P.?Sitionnel, l'acte de dire; 2) le niveau de l'acte ou de la force lllocutionnaire, ce que nous faisons en parlant; et 3) le niveau de l'acte perlocutionnaire, ce que nous faisons par le fait de dire. Quelles implications ces distinctions ont-elles pour notre pro- blème de l'extériorisation intentionnelle par laquelle l'événement se dépasse dans la signification et se prête à la fixation matérielle? L'acte locutionnaire s'extériorise dans la phrase. La phrase peut en effet être identifiée et réidentifiée comme étant la même. Une phrase devient un é-noncé (Aus-sage) et peut ainsi être transmise à d'autres comme étant telle et telle phrase dotée de telle et telle signification. Mais l'acte illocutionnaire peut aussi être extériorisé à la faveur des paradigmes grammaticaux (modes indicatif, impératif, subjonctif, et toutes les autres procédures exprimant la • force» illocutionnaire) qui permettent son iden- tification et sa réidentification. Il est vrai que, dans le discours parlé, la force illocutionnaire repose sur la mimique et le geste, ainsi que sur les aspects non articulés du discours que nous appelons prosodie. En ce sens, la force illocutionnaire est moins complètement inscrite dans la grammaire que ne l'est la signifi- cation propositionnelle. Quoi qu'il en soit, son inscription selon une articulation syntaxique est assurée par des paradigmes spé- cifiques qui rendent possible par principe la fixation par l'écriture. Il nous faut concéder sans aucun doute que l'acte perlocutionnaire est l'aspect le moins aisé à inscrire du discours et qu'il carac- térise de préférence le langage parlé. Mais l'action perlocution- naire est précisément ce qui est le moins discours dans le discours. C'est le discours en tant que stimulus. Il opère, non à la faveur de la reconnaissance de mon intention par mon interlocuteur, mais, si l'on peut dire, par son énergie, en vertu de son influence directe sur les émotions et les dispositions affectives. Ainsi, l'acte propositionnel, la force illocutionnaire et l'action perlocutionnaire sont susceptibles, dans un ordre décrois- sant, d'extériorisations intentionnelles qui rendent possible l'ins- cription dans l'écriture. Il en résulte qu'il faut entendre par la signification de l'acte de langage ou plus précisément par le noème du dire, non seulement la phrase au sens étroit de l'acte propositionnel, mais 186 L'ACTION SENSÉE CONSIDÉRÉE COMME UN TEXTE encore la force illocutionnaire et l'action perlocutionnaire, dans la mesure où ces trois aspects de l'acte de langage sont codifiés, élevés au rang de p,aradigmes, et où, en conséquence, ils peuvent être identifiés et reidentifiés comme ayant la même signification. Je donne donc ici au mot • signification ,. une acception très large qui couvre tous uploads/Litterature/ ricoeur-le-modele-du-texte-pdf.pdf
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- Publié le Jui 12, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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