Cours réalisé par : Sylvie Roger (Lycée Descartes, 78180 Montigny-le-Bretonneux

Cours réalisé par : Sylvie Roger (Lycée Descartes, 78180 Montigny-le-Bretonneux) et Denise Buot de l’Epine (Lycée de Villaroy, 78280 Guyancourt) Les poèmes, illustrations des dessins La page de garde du recueil, dans son édition originale, indique : « Dessins de Man Ray, illustrés par les poèmes de Paul Eluard ». Cette mention inverse le rapport traditionnellement entretenu entre un texte et une image. (voir par exemple les gravures de Gustave Doré pour illustrer Gargantua, ou les Fables de La Fontaine). La démarche d’Eluard et Man Ray est donc inversée. Cependant, en quoi consiste ce rapport d’ « illustration » ? I. L’ekphrasis L’ekphrasis se définit comme la description ou le commentaire littéraire d’une œuvre d’art. On trouve très peu d’ensembles dans lesquels le poème constitue une description du dessin : • « Pouvoir » (p. 66) est l’un des rares ensembles dans lesquels le rapport entre le dessin et le poème est immédiatement perceptible : la première strophe du poème est un récit de l’action figurée par Man Ray à travers l’énumération des verbes (« il la saisit », « l’empoigne », « la ceinturant » « la réduit ») La deuxième strophe abandonne la description pour se livrer au commentaire : Eluard remarque la relation de domination à travers « la main dominante », et remarque que le dominant est aussi emprisonné dans cette situation puisqu’il ne bouge pas plus que « sa proie ». • « les mains libres » (p. 42) fonctionne d’une manière proche : le démonstratif déictique « cette » qui ouvre le poème renvoie au dessin de Man Ray. La description utilise la métaphore : l’ « averse » et le « feu de paille » renvoient à la spontanéité du trait jeté sur la feuille. • « L’évidence » (p. 16) propose en partie une description, dans la dernière strophe : les éléments du visage de la femme représentée semblent tenir en équilibre, et autour d’eux sont représentés des mains ainsi que des traits qui peuvent figurer des « branches », de la « fumée », des « ailes ». II/ Transpositions Eluard repère un code pictural et tente de le reproduire par l’écrit, sans souci du contenu : • « la femme et son poisson » (p. 52) : le poème transpose la juxtaposition étonnante du dessin entre une femme et un poisson dans une énumération de 4 groupes nominaux, qui sont la coordination de deux éléments dont le rapprochement est inattendu. Il y a une forme de jeu. • « la glace cassée » (p. 24) : à première vue, le poème n’entretient aucun rapport avec le dessin, celui-ci est pourtant très étroit. Le dessin représente un miroir brisé morcelant l’image d’un corps en autant de morceaux qu’il y a de morceaux de verre. La perception que l’on a du corps humain s’en trouve déformée : il s’agit d’une illusion d’optique. Le poème met en place, par les mots, une autre illusion d’optique : le poète s’imagine sur un bateau qui tangue (« le vent est à la barre ») : la terre bascule, l’horizontalité devient verticalité, et le ciel se déverser dans la main. La perception est elle aussi déformée. • « L’aventure » (32) : en haut du dessin, le fronton barre horizontalement le paysage. Il représente la tradition esthétique. Dans le poème, la 1ère strophe est un tercet d’alexandrins qui occupe également tout l’espace du haut de la page, et représente la tradition esthétique. Le poème transpose visuellement un élément du dessin. III. L’expression de l’émotion suscitée par le dessin L’interprétation qu’Eluard fait des images est assez libre. Bien souvent, le dessin suscite chez lui une émotion, qui n’était pas forcément évidente dans le dessin. On remarque en effet un certain nombre de poèmes lyriques. Un grand nombre de poèmes sont écrits à la première et à la deuxième personne. On trouve dans les poèmes d’Eluard des motifs traditionnels du lyrisme, et en particulier du lyrisme amoureux. • « Solitaire » : Man Ray représente des mains féminines qui jouent avec un fil : il n’y a pas d’expression des sentiments perceptible dans ce dessin. Or, Eluard associe au dessin un poème lyrique, très traditionnel : il s’adresse à un destinataire, joue sur les anaphores, et sur les images pour exprimer le désarroi que suscite en lui un sentiment de solitude. • « Main et fruits » (p. 54) : Man Ray dessine une nature morte. Eluard lui associe : - l’expression de la nostalgie à travers la question reprise en anaphore « où sont / où est » et la mention de l’enfance. - des synesthésies (le fait d’associer différentes sensations) : strophe 2 (le vent « azure » « s’enivre de l’odeur des coings »…), qu’on retrouve dans d’autres poèmes • « Fil et aiguille » (p. 12) : le poème exprime une forme d’angoisse liée à la fuite du temps : il s’agit aussi de conjurer l’angoisse de l’artiste qui redoute la répétition stérile. Or, rien ne suscite l’angoisse dans le dessin. Dans tous ces cas, le sentiment exprimé n’est pas évident dans le dessin, mais on peut trouver un lien ténu : - « solitaire » : titre - « main et fruits » : nature morte  vanité - « fil et aiguille » : la forme vide peut susciter l’angoisse. Mais, parfois, on ne voit pas du tout sur quoi peut prendre appui le lyrisme d’Eluard. Dans « Rêve » (p. 80) par exemple : Man Ray dessine véritablement un rêve, qui a un aspect cauchemardesque, dans lequel il associe une vue de New York et la réminiscence d’un accident ferroviaire célèbre qui s’est produit à Paris à la fin du XIXe siècle et dont il a pu voir la photo. Eluard dit « je » dans son poème qui s’apparente à un récit autobiographique. S’y exprime un sentiment de dépossession dans la 3ème strophe, et d’étrangeté au monde en particulier dans la 2ème strophe. On peut aussi y lire le sentiment de solitude : la tour Eiffel (antenne radio), le pont, les signaux, puis le livre, sont des moyens de communication, ici tous défaillants. IV. Proposer une interprétation, en se laissant guider par son propre imaginaire 1. Certains poèmes illustrent les dessins au sens où les poèmes éclairent en proposant une interprétation parmi toutes les interprétations possibles. Eluard laisse son imaginaire entrer en résonance avec celui de Man Ray. • « l’arbre-rose » (p. 44) : le dessin évoque Adam et Eve, mais aussi l’innocence, et pour certains, la découverte du Nouveau monde. Eluard laisse de côté ce qui est suggéré d’une innocence première par le couple, et privilégie le symbole de la fleur qui donne son nom au poème pour célébrer la fécondité. Ce dessin permet à Eluard de laisser se dérouler des images qui lui sont propres, liées à la poésie des éléments naturels (« le ciel déborde, la rosée brûle de fleurir »  qu’on retrouve dans « L’Aventure » : « que germe le feu qui te brûle / Que fleurisse ton œil / Lumière ») • « l’aventure » (p. 32) : le dessin, tout en séparant la caryatide du fronton, reste statique : les lignes verticales, notamment des plis de la robe, soulignent l’immobilité de la femme. Le poème lui, célèbre sa libération en l’associant à des images de mise en mouvement (se rompre, échapper…) • « les tours du silence » : Dans le dessin, le point de vue sur les personnages est extérieur. Dans le poème, à partir du 2ème vers, on adopte le point de vue de ces personnages : Eluard imagine leurs désirs inassouvis. 2. L’interprétation d’Eluard déroute parfois le lecteur : il ne partage pas les connotations qui se dégagent le plus manifestement du dessin • « Femme portative » (p. 114) : connotations opposées dans le dessin et le poème. Dessin : fantasme de toute-puissance, femme objet / poème : dit la dépendance à l’être aimé. • « Le Mannequin » (p. 57) : Eluard rêve à partir du dessin de Man Ray, qui évoque chez lui des choses très personnelles : son enfance passée auprès de sa mère couturière. Transformer son ex-compagne en mannequin comme le fait Man Ray a un autre sens que célébrer la découverte de l’amour à travers un souvenir d’enfance. • « Château abandonné » (p. 19) : l’idée d’abandon n’est pas présente dans le dessin : la château n’est pas une ruine, rien ne connote le silence ni la mort. Conclusion : - Noter d’abord que ces catégories ne sont pas hermétiques. - Il n’y a pas vraiment à proprement parler d’illustration des dessins par les poèmes : les poèmes d’Eluard décrivent, commentent, transposent les dessins de Man Ray, expriment l’émotion qu’ils suscitent, rêvent à partir d’eux et entrent en résonance avec eux, mais ne leur sont jamais inféodés. La composition à 4 mains engage deux langages, de manière indépendante et mêlée. Le lecteur peut se reconnaître dans la déclaration d’Eluard : « uploads/Litterature/ illustration.pdf

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