1 Catherine Mazauric. « Lire les voix : pour une didactisation de l’extrême con
1 Catherine Mazauric. « Lire les voix : pour une didactisation de l’extrême contemporain africain, en Afrique et ailleurs ». In : Musanji Nglasso-Mwatha (dir.). Littératures, savoirs et enseignement. Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p. 347- 356. La littérature instaure une situation d’énonciation qui devra sans cesse se renouveler, retrouvant ainsi le temps de la répétition propre à l’oralité. Florence DUPONT1 1Les situations scolaires sont autant de stations au cours desquelles la littérature se renouvelle. Comment un savoir littéraire devient-il un savoir scolaire, à la suite d’une transposition qui implique à son tour déplacements, transformations, déperditions, réinvestissements ? Comment un savoir scolaire est-il de nouveau converti en savoir social, approprié de façon buissonnière, jusqu’à intégrer des formes de culture dites populaires, généralement non reconnues par l’institution ? Comment, enfin, ces savoirs de la maison ou de la rue peuvent-ils à leur tour être scolarisés, didactisés, pour donner lieu à d’authentiques expériences intersubjectives, et faire l’objet d’une appropriation véritable ? 2Ce qui se joue dans cette rotation et cette pérégrination des savoirs est bien de l’ordre de la lecture. Il convient en effet de ne pas naturaliser indûment nos propres pratiques lettrées, et de se souvenir que la lecture est aussi affaire de pratiques collectives de mémorisation et d’oralisation, notamment quand les livres font défaut. À travers ces pratiques, ce qu’on apprend dans la poésie et la littérature – un jeu avec ses langues, des idées, des valeurs – a de grandes chances d’être authentiquement approprié. C’est ce que nous paraît montrer l’échantillonnage d’une part du canon littéraire négro-africain par certains acteurs de la scène rap au Sénégal : lorsque Positive Black Soul rappe Congo de Senghor, quand Djoloff2 revisite Afrique de David Diop, de multiples recompositions s’effectuent, de l’école au fort de Gorée, dans les trajets de l’écrit à l’oral, du lettré au populaire, et dans le jeu entre un ordre et un autre, une langue et une autre. Ces transformations affectent évidemment les textes, dont elles bouleversent le statut discursif, mais elles modifient aussi les sujets en discours (émetteurs et récepteurs), dans un schéma complexe de communication, tout à la fois différée et in vivo. Un transgenre : passages entre cultures 3Le rap, comme la chanson, est un genre mixte et impur, à la fois musical, oral et scriptural, avant tout caractérisé par une prosodie et une scansion particulières, sur fond d’extraits musicaux échantillonnés. Représentant une expression privilégiée du nomadisme des faits de culture, auxquels s’ajoutent de nombreux signes identitaires (attitudes, gestuelle, coiffures, vêtements, etc.), il procède d’une double tradition : celle de la poésie orale (ce que suffirait à attester le 2 système de contrepoint discursif qui l’apparente au discours griotique), des genres protestataires et autres joutes verbales, et celle, aussi, que l’on aurait tendance à minorer ou oublier, de la littérature écrite (patrimoine littéraire français pour les uns, références constantes à Cheikh Anta Diop, hommage à Cheikh Hamidou Kane et samplage de Senghor et David Diop pour les autres). 4C’est pourquoi il participe de l’extrême contemporain au sens que Michel Chaillou prête à ce dernier : ce qui à la fois est extrêmement d’aujourd’hui et met tous les temps ensemble. On peut y voir aussi ce que Glissant appelle une multiforme : ces formes baroques à inventer « dans le panorama foisonnant de toutes les langues du monde... et au moment même où nous basculons dans un autre passage, qui n’est plus de l’oral à l’écrit mais de l’écrit à l’oral ».3 Pour notre part, nous parlerions volontiers de transformes. Le rap est en effet un genre de la circulation, charriant une multitude de formes, orales, écrites, musicales et visuelles qu’il reconfigure, s’alimentant à la symbolique de voyages transatlantiques accomplis dans les deux sens. C’est particulièrement patent de la scène francophone, nourrie par les multiples colloques entre banlieues, îles et Afrique, ou par les dialogues de Bisso na Bisso, de Disiz la Peste avec Thione Seck et Daara J, du 113 avec Magic System et un chanteur de raï, etc. Cette scène, qu’on dira plus justement polyphone, frotte le français à d’autres langues, dans une alternance codique4 systématique, jouant aux niveaux macro- et micro-, entrecroisant par exemple wolof, anglo-américain et français, marque d’un parler urbain, de références idéologiques et identitaires, jeu humoristique aussi sur les codes ainsi déconstruits. 5C’est pourquoi, relevant d’une communication différée et seconde au même titre que la communication littéraire, le rap peut précisément introduire du jeu dans les structures énonciatives, tout en participant pleinement de cette circulation intertextuelle en laquelle, on s’en souvient, Genette voit la littérature elle-même. Aussi la notion d’hybridation s’avère-t-elle peu heuristique : le rap mêle moins l’oral et l’écrit qu’il n’en redistribue les fonctions. Comme le formule avec pertinence Christophe Rubin, il s’agit d’une « écriture de la voix »5, contribuant à ruiner la classique dichotomie oralité / écrit, et, s’il s’inscrit dans une oralité nouvelle, c’est pour restituer le rythme du sujet à cette continuité complexe qu’il exhibe. Il rebrasse les catégories, sans se contenter de les superposer ou de les mélanger, oralisant l’écrit, scripturalisant l’oral, réalisant un passage entre les genres anciens ou existants, entre lesquels, déjà, Senghor observait que les « murs » des classifications artificiellement érigés se révélaient « poreux »6. 6On est moins loin qu’il n’y paraît de l’École. D’une part, parce que, dans le contexte de l’Afrique subsaharienne, il existe une circularité de l’institution littéraire à l’institution scolaire, où la réception prend parfois la forme, pour des raisons tant matérielles que culturelles, d’une oralité partagée, ré-énonçant à sa manière l’œuvre lue. D’autre part, parce que le rap francophone entretient avec la culture scolaire des rapports moins conflictuels qu’on pourrait le croire de prime abord. Menelik se félicite de ce qu’un critique lui reproche d’avoir « ressorti tout le 3 Lagarde & Michard », et dit sa dette à l’égard du lycée7. PBS (Positive Black Soul) salue Cheikh Hamidou Kane, dans un morceau intitulé Afrique : [...] c’est en planeur dans la maison / que j’ai vu le journal du matin / c’est Cheikh Hamidou Kane / qui présente un nouveau livre / je me dis je me dois de voir / quels secrets il nous livre / c’était L’Aventure ambiguë / maintenant c’est Les Gardiens du temple / je respecte beaucoup Cheikh / il est gardien du temple / comme d’habitude sa réflexion est dense / que dis-je ? immense l / l’homme pense et se dépense / en réflexions intenses / il continue de cogiter sur l’identité culturelle / tel est le préalable du roman intemporel / et quelque part c’est le retour d’une conscience individuelle / face au cosmos, à l’espace universel [...] 7Christian Béthune estime pour sa part que « sous l’influence distanciée d’une école férue de littérature », le rap en français « s’élabore sur un fonds de culture de bibliothèque »8. Aussi la culture scolaire, nonobstant les conflits, s’avère-t-elle finalement une « culture commune » en ce qu’elle assure la transmission d’un patrimoine suffisamment fort pour continuer à exercer sa puissante séduction, et combine ce dernier au message toujours actif d’une littérature résolument anticolonialiste. C’est pourquoi le rap francophone peut, « dans un mouvement ambivalent extrêmement fécond », « [sublimer] la culture scolaire et lui [tordre] le cou »9. Congo par PBS 8Dans un film de Béatrice Soulé,10 un récitant lit et dit, à Gorée, des textes de Senghor. Ce récitant à la voix chaleureuse et à la diction claire et précise est Amadou Barry, alias Doug E Tee, l’un des deux vocalistes fondateurs de PBS, parfois relayé par la voix de Senghor lui-même. L’interprétation des poèmes est parfois accompagnée d’une kora, d’un xalam et d’un balafon.11 Le poète n’eût certainement pas renié pareille interprétation de son œuvre. Quant à Congo,12 il est rappé en deux larges extraits par Amadou Barry, redevenu, à l’écran, Doug E Tee, et DJ Awadi, accompagné d’échantillonnages musicaux, d’interventions de choristes et d’une chorégraphie. Senghor est pris au mot par Béatrice Soulé et PBS, lui qui écrivait dans la Postface des Éthiopiques que « le poème est comme une partition de jazz, dont l’exécution est aussi importante que le texte », et qu’il « n’est accompli que s’il se fait chant, parole et musique en même temps »,13 lui encore qui, dans un discours repris dans le film, affirmait que « les jeunes poètes, les jeunes écrivains en général et les jeunes artistes doivent s’enraciner dans la tradition », et « en même temps, doivent se servir des instruments techniques que leur offre la civilisation contemporaine, et en particulier la civilisation européenne ». 9On objectera que Senghor n’avait pas prévu que ses poèmes soient rappés. Toutefois, la référence senghorienne très insistante au jazz peut déjà autoriser les rappeurs à user d’une scansion rythmée et rimée qui fait partie de l’histoire du genre depuis ses débuts. De plus, Senghor prévoyait trois façons de dire le poème : le « réciter », le « psalmodier » ou le « chanter ». Et, pour le premier type d’interprétation, il précisait même : « je uploads/Litterature/ mazauric-2008-lire-les-voix.pdf
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- Publié le Mai 29, 2021
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