Sully Prudhomme Poésies 1865 - 1866 STANCES ET POÈMES – 3 – A LEON BERNARD-DERO
Sully Prudhomme Poésies 1865 - 1866 STANCES ET POÈMES – 3 – A LEON BERNARD-DEROSNE Mon cher ami, Notre affection mutuelle a si parfaitement mêlé ma jeunesse à la tienne que tu reconnaîtras, je l’espère, tes propres sentiments dans mon livre. Si l’expression qu’ils y trouvent ne te satisfait pas toujours, au moins me sauras-tu gré, toi qui me connais à fond, d’avoir toujours été sincère. Je voudrais que cette liberté fût discrète et n’offensât aucune foi, mais le doute est violent comme toute angoisse, et la conviction n’est pas souple. J’ai dit tout ce qui m’est venu au cœur, sans plus de réserve qu’avec toi. SULLY PRUDHOMME. STANCES ET POÈMES – 5 – AU LECTEUR Quand je vous livre mon poème, Mon cœur ne le reconnaît plus Le meilleur demeure en moi-même, Mes vrais vers ne seront pas lus. Comme autour des fleurs obsédées Palpitent les papillons blancs, Autour de mes chères idées Se pressent de beaux vers tremblants ; Aussitôt que ma main les touche Je les vois fuir et voltiger, N’y laissant que le fard léger De leur aile frêle et farouche. Je ne sais pas m’emparer d’eux Sans effacer leur éclat tendre, Ni, sans les tuer, les étendre, Une épingle au cœur, deux à deux. SULLY PRUDHOMME – 6 – Ainsi nos âmes restent pleines De vers sentis mais ignorés ; Vous ne voyez pas ces phalènes, Mais nos doigts qu’ils ont colorés. _____ STANCES ET POÈMES – 7 – S T A N C E S STANCES ET POÈMES – 9 – LA VIE INTÉRIEURE STANCES ET POÈMES – 11 – PRINTEMPS OUBLIÉ Ce beau printemps qui vient de naftre A peine goûté va finir ; Nul de nous n’en fera connaître La grâce aux peuples à venir. Nous n’osons plus parler des roses : Quand nous les chantons, on en rit ; Car des plus adorables choses Le culte est si vieux qu’il périt. Les premiers amants de la terre Ont célébré Mai sans retour, Et les derniers doivent se taire, Plus nouveaux que leur propre amour. Rien de cette saison fragile Ne sera sauvé dans nos vers, Et les cytises de Virgile Ont embaumé tout l’univers. SULLY PRUDHOMME – 12 – Ah ! frustrés par les anciens hommes, Nous sentons le regret jaloux Qu’ils aient été ce que nous sommes, Qu’ils aient eu nos cœurs avant nous. _____ STANCES ET POÈMES – 13 – LES CHAINES J’ai voulu tout aimer, et je suis malheureux, Car j’ai de mes tourments multiplié les causes ; D’innombrables liens frêles et douloureux Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses. Tout m’attire à la fois et d’un attrait pareil : Le vrai par ses lueurs, l’inconnu par ses voiles ; Un trait d’or frémissant joint mon cœur au soleil, Et de longs fils soyeux l’unissent aux étoiles. La cadence m’enchaîne à l’air mélodieux, La douceur du velours aux roses que je touche ; D’un sourire j’ai fait la chaîne de mes yeux, Et j’ai fait d’un baiser la chaîne de ma bouche. Ma vie est suspendue à ces fragiles nœuds, Et je suis le captif des mille êtres que j’aime : Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eu ! Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même. SULLY PRUDHOMME – 14 – LE VASE BRISÉ A Albert Decrais. Le vase où meurt cette verveine D’un coup d’éventail fut fêlé ; Le coup dut effleurer à peine : Aucun bruit ne l’a révélé. Mais la légère meurtrissure, Mordant le cristal chaque jour, D’une marche invisible et sûre En a fait lentement le tour. Son eau fraîche a fui goutte à goutte, Le suc des fleurs s’est épuisé ; Personne encore ne s’en doute ; N’y touchez pas, il est brisé. Souvent aussi la main qu’on aime, Effleurant le cœur, le meurtrit ; Puis le cœur se fend de lui-même, La fleur de son amour périt ; STANCES ET POÈMES – 15 – Toujours intact aux yeux du monde, Il sent croître et pleurer tout bas Sa blessure fine et profonde ; Il est brisé, n’y touchez pas. _____ SULLY PRUDHOMME – 16 – L’HABITUDE L’habitude est une étrangère Qui supplante en nous la raison : C’est une ancienne ménagère Qui s’installe dans la maison. Elle est discrète, humble, fidèle, Familière avec tous les coins ; On ne s’occupe jamais d’elle, Car elle a d’invisibles soins : Elle conduit les pieds de l’homme, Sait le chemin qu’il eût choisi, Connaît son but sans qu’il le nomme, Et lui dit tout bas : « Par ici. » Travaillant pour nous en silence, D’un geste sûr, toujours pareil, Elle a l’œil de la vigilance, Les lèvres douces du sommeil. STANCES ET POÈMES – 17 – Mais imprudent qui s’abandonne A son joug une fois porté ! Cette vieille au pas monotone Endort la jeune liberté ; Et tous ceux que sa force obscure A gagnés insensiblement Sont des hommes par la figure, Des choses par le mouvement. _____ SULLY PRUDHOMME – 18 – ROSÉES A Paul Bouvard. Je rêve, et la pâle rosée Dans les plaines perle sans bruit, Sur le duvet des fleurs posée Par la main fraîche de la nuit. D’où viennent ces tremblantes gouttes ? Il ne pleut pas, le temps est clair ; C’est qu’avant de se former, toutes, Elles étaient déjà dans l’air. D’où viennent mes pleurs ? Toute flamme, Ce soir, est douce au fond des cieux ; C’est que je les avais dans l’âme Avant de les sentir aux yeux. On a dans l’âme une tendresse Où tremblent toutes les douleurs, Et c’est parfois une caresse Qui trouble, et fait germer les pleurs. STANCES ET POÈMES – 19 – RENAISSANCE Je voudrais, les prunelles closes, Oublier, renaître, et jouir De la nouveauté, fleur des choses, Que l’âge fait évanouir. Je resaluerais la lumière, Mais je déplierais lentement Mon âme vierge et ma paupière Pour savourer l’étonnement ; Et je devinerais moi-même Les secrets que nous apprenons ; J’irais seul aux êtres que j’aime Et je leur donnerais des noms ; Émerveillé des bleus abîmes Où le vrai Dieu semble endormi, Je cacherais mes pleurs sublimes Dans des vers sonnant l’infini ; SULLY PRUDHOMME – 20 – Et pour toi, mon premier poème, O mon aimée, ô ma douleur, Je briserais d’un cri suprême Un vers frêle comme une fleur. Si pour nous il existe un monde Où s’enchaînent de meilleurs jours, Que sa face ne soit pas ronde, Mais s’étende toujours, toujours… Et que la beauté, désapprise Par un continuel oubli, Par une incessante surprise Nous fasse un bonheur accompli. _____ STANCES ET POÈMES – 21 – L’IMAGINATION J’imagine ! Ainsi je puis faire Un ange sous mon front mortel ! Et qui peut dire en quoi diffère L’être imaginé du réel ? O mon intime Galatée, Qui fais vivre en moi mon amour, Par quelle terre es-tu portée ? De quel soleil prends-tu le jour ? L’air calme autour de moi repose, Et cependant j’entends ta voix, Je te baise, la bouche close, Et, les yeux fermés, je te vois. De quelle impalpable substance Dans mon âme te formes-tu, Toi qui n’as pas la consistance D’une bulle au bout d’un fétu ? SULLY PRUDHOMME – 22 – Forme pâle et surnaturelle, Quel désir intense faut-il Pour que la trempe corporelle Fixe ton élément subtil, Pour que ta beauté sorte et passe Du ciel idéal au soleil, Parmi les choses de l’espace Qui subsistent dans mon sommeil ? Tu n’es jamais consolidée Comme les formes du dehors… Bien heureux les fous dont l’idée Prend le solide éclat des corps ! Dans l’air ils font passer leurs songes Par une fixe et sombre foi ; Leurs yeux mêmes croient leurs mensonges Ils sont plus créateurs que moi ! _____ STANCES ET POÈMES – 23 – A L’HIRONDELLE Toi qui peux monter solitaire Au ciel, sans gravir les sommets, Et dans les vallons de la terre Descendre sans tomber jamais ; Toi qui, sans te pencher au fleuve Où nous ne puisons qu’à genoux, Peux aller boire avant qu’il pleuve Au nuage trop haut pour nous ; Toi qui pars au déclin des roses Et reviens au nid printanier, Fidèle aux deux meilleures choses, L’indépendance et le foyer ; Comme toi mon âme s’élève Et tout a coup rase le sol, Et suit avec l’aile du rêve Les beaux méandres de ton vol. SULLY PRUDHOMME – 24 – S’il lui faut aussi des voyages, Il lui faut son nid chaque jour ; Elle a tes deux besoins sauvages Libre vie, immuable amour. _____ STANCES ET POÈMES – 25 – LES BERCEAUX Après le départ des oiseaux, Les nids abandonnés pourrissent. Que sont devenus nos berceaux ? De leur bois les vers se nourrissent. Le mien traîne au fond des greniers, L’oubli morne et lent le dévore ; Je l’embrasserais volontiers, Car mon enfance y rit encore. C’est là que j’avais nuit et jour, Pour ciel de lit, des yeux de mère Où mon uploads/Litterature/ sully-prudhomme-poesies-18651866.pdf
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- Publié le Nov 20, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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