L’INTERPRETATION ESOTERIQUE DU CORAN A.A. La place de la tradition islamique da

L’INTERPRETATION ESOTERIQUE DU CORAN A.A. La place de la tradition islamique dans l’économie spirituelle de l’humanité n’est pas toujours reconnue en Occident à sa juste importance. Plus grave encore, c’est la nature même de la révélation coranique qui est généralement mal comprise, et sans doute faut-il voir là la cause la plus profonde de l’incompréhension manifestée à l’égard de cette révélation, aussi bien sur le plan exotérique que sur le plan ésotérique. Exotériquement, l’Islam se présente comme la récapitulation de toutes les révélations antérieures, le Prophète Muhammad étant le Sceau de la Prophétie et plus particulièrement de la Prophétie légiférante. A ce titre, l’Islam considère tous les Envoyés ayant précédé Muhammad, depuis Adam, premier homme et premier prophète, jusqu’à Jésus-Christ1 qui est le Sceau de la Sainteté, comme des messagers de Dieu, et la Torah, les Psaumes et les Evangiles sont tenus par les musulmans pour des textes révélés, même si pour eux le Coran est naturellement la Parole de Dieu par excellence. Cette reconnaissance explicite de la validité de tous les messages prophétiques antérieurs confère à la tradition islamique un caractère d’universalité unique dont les conséquences, bien que moins évidentes, doivent également se marquer dans le domaine ésotérique. On peut immédiatement remarquer à cet égard que le rôle joué par l’Islam dans la synthèse des connaissances relevant de l’hermétisme avec la révélation coranique tout d’abord, et dans la transmission de ces connaissances à l’Occident moyennant une nécessaire réadaptation ensuite, doit se comprendre dans cet ordre d’idées. Plus généralement, il faut s’attendre à ce que l’ésotérisme musulman ait assuré non seulement une fonction initiatique au sein de la tradition islamique elle-même, mais encore une fonction revivificatrice vis-à-vis des autres traditions, et en particulier de celles qui relèvent également de la tradition abrahamique 2. Il est un point sur lequel on n’insistera jamais assez, car c’est celui qui est peut-être le plus difficile à comprendre de l’extérieur : c’est l’importance absolument primordiale du Coran dans la tradition islamique. Certes, il est commun de dire que la vie du musulman est réglée jusque dans ses moindres détails par les prescriptions du Livre sacré (complétées, il est vrai, par les 1 Il n’est pas déplacé, dans un contexte islamique, d’appeler Jésus le Christ : ce mot signifie « oint » et est donc l’équivalent grec du mot « Messie ». Or, Jésus est désigné à sept reprises dans le Coran comme étant le Messie (al-Masîh). 2 On connaît l’influence qu’a eue l’Islam (et plus particulièrement l’ésotérisme musulman) sur Dante par exemple, pour ne citer que ce seul nom. 1 propos attribués au Prophète et rapportés par la tradition) ; mais ce n’est pas seulement de cela qu’il s’agit. Car le Coran est la Parole de Dieu, incréée en son essence ; s’il est la Loi, au sens noble mais exotérique du terme, le Coran est aussi et surtout le Verbe même de Dieu descendu sous la forme du Livre – Livre non écrit, il faut le noter, mais parole vivante transmise par l’Ange Gabriel au Prophète Muhammad. Dès lors, le mystère de la descente du Coran est le mystère central de l’Islam ; à ce mystère correspond dans l’âme humaine le secret (sirr) qui est le lieu où cette Parole peut être entendue pour ce qu’elle est de toute éternité ; et à cette descente (tanzîl) du Coran dans le monde extérieur, correspond, par la récitation (qur’ân) et le souvenir, ou mention, de Dieu (dhikr Allâh), la remontée vers le centre spirituel de l’être. Or si ce mystère, qui s’identifie extérieurement avec la Révélation et intérieurement avec la réalisation spirituelle 3, ne peut s’exprimer par des mots (bien qu’en Islam les moyens traditionnels qui servent de support à cette réalisation soient avant tout verbaux, ce qui peut apparaître comme une conséquence du rôle fondamental qu’y joue, précisément, la Parole), il doit néanmoins être possible d’en parler d’une certaine façon qui, quoique théorique et non opérative par elle-même, sera encore fondée sur les versets du Coran. Il s’ensuit que ces versets – tout au moins certains d’entre eux – doivent posséder, outre le sens littéral et exotérique, d’autres sens, plus intérieurs, et être par conséquent justifiables d’une interprétation ésotérique. Plusieurs hadiths attestent d’ailleurs l’existence de ces sens cachés sous la lettre de la Révélation, et distinguent, symboliquement, quatre ou sept sens différents. Selon un hadith bien connu : « Le Coran a une apparence extérieure et une profondeur cachée, un sens exotérique et un sens ésotérique ; à son tour, ce sens ésotérique recèle un sens ésotérique (cette profondeur a une profondeur, à l’image des Sphères célestes emboîtées les unes dans les autres) ; ainsi de suite, jusqu’à sept sens exotériques (sept profondeurs de profondeur cachée). » 4 La distinction entre les quatre sens de l’Ecriture est d’autre part bien connue et se retrouve également en Occident. Citons l’Imâm Ja’far al- Sâdiq : « Le livre de Dieu comprend quatre choses : l’expression, l’allusion, les sens subtils (latâ’if), les réalités spirituelles (haqâ’iq). L’expression est 3 On rapporte que l’Imâm Ja’far al-Sâdiq tomba évanoui pendant la prière. Comme on lui en demandait la raison, il dit : « Je ne cessais de répéter le même verset jusqu’à ce que j’arrive à l’entendre de la part de Celui qui parle par ce verset ». Rapporté par al-Qâshânî dans la préface de son commentaire du Coran, édité sous le titre Tafsîr al-Qur’ân al-Karîm et sous le nom d’Ibn ‘Arabî, Beyrouth, 1978. Sur ce commentaire d’al-Qâshânî, on pourra consulter les traductions partielles éditées par Michel Vâlsan dans les Etudes traditionnelles (1963, 1964, 1969, 1972, 1973), ainsi que le livre de Pierre Lory, Les Commentaires ésotériques du Coran, selon al-Qâshânî, Paris, les Deux Océans, 1980. 4 Cf. Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1968, p. 21. 2 pour le commun ; l’allusion pour l’élite ; les sens subtils pour les Amis de Dieu ; les réalités spirituelles pour les Prophètes. » 5 6 Selon un autre enseignement du Prophète : « Aucun verset du Coran n’est descendu sans comporter un ‘ dos’ (zahr, c’est-à-dire un extérieur, zâhir) et un ‘ ventre’ (batn, c’est-à-dire un intérieur, bâtin) ; toute lettre a une ‘ limite’ (hadd), et toute ‘limite’ a un ‘ haut-lieu’ (muttala’). » Dans la préface de son commentaire du Coran, al-Qâshâni cite ce hadith et ajoute : « Or je compris que le ‘dos’ est l’explication exotérique (tafsîr) et le ‘ventre’ l’interprétation ésotérique (ta’wîl), la ‘limite’ le lieu où cessent les compréhensions du sens verbal, et le ‘haut-lieu’ celui où l’on monte pour s’élever à la contemplation du Roi Très-Savant. » 7 Le terme désignant généralement l’interprétation ésotérique du Coran est le mot ta’wîl qui apparaît ici, et c’est ce mot que nous nous proposons d’étudier plus particulièrement dans ce qui va suivre. Le ta’wîl ne s’oppose pas à proprement parler au tafsîr ; il se situe simplement sur un autre plan que ce dernier. Le tafsîr est le commentaire du Coran selon le point de vue exotérique et les moyens traditionnels en usage : recours à la grammaire, au hadith, aux circonstances entourant la révélation de tel verset, etc… Il s’agit donc en principe de l’explication du texte selon son sens littéral ; toutefois, le terme tafsîr est susceptible de désigner parfois des commentaires moraux, allégoriques ou même métaphysiques dont la portée dépasse le niveau, d’ailleurs indispensable, d’étude du sens obvie. Il n’en reste pas moins que le mot qui désigne proprement l’interprétation du Coran selon le point de vue ésotérique et initiatique est ta’wîl, nom d’action du verbe awwala, qui signifie ‘faire revenir à l’origine’ et est apparenté au mot awwal, ‘premier’. Al-Awwal est d’ailleurs un Nom divin, selon le verset : 5 Cf. Jean Canteins, La Voie des lettres, Paris, Albin Michel, 1981, pp. 75-76, et H. Corbin, op. cit., pp. 19-20. 6 On comparera avec ce passage de Dante (Banquet, II, édition de la Pléiade, pp. 313-315) : « Et pour ceci éclaircir, il faut savoir que les écritures se peuvent entendre et se doivent exposer principalement selon quatre sens. L’un s’appelle littéral…L’autre s’appelle allégorique…Le troisième s’appelle moral…Le quatrième sens s’appelle anagogique, c’est-à- dire sur-sens ; et c‘est quand spirituellement on expose une écriture, laquelle, encore que vraie déjà au sens littéral, vient par les choses signifiées bailler signifiance des souveraines choses de la gloire éternelle.. Et dans l’exposé de ces sens, toujours le littéral doit passer en avant, comme étant celui de la sentence duquel les autres sont enclos et sans lequel serait impossible et irrationnel de s’apenser aux autres, et surtout à l’allégorique. Cela est impossible, parce qu’en toute chose ayant dedans et dehors, est impossible que vienne la forme de l’or si la matière qui est son sujet n’est digérée et apprêtée… » 7 Tome I, p. 4 de l’édition citée, et Etudes traditionnelles, 1963, pp. 77-78. 3 « Il est le Premier (al-Awwal) et le Dernier (al-Akhir), l’Extérieur (al-Zâhir) et l’Intérieur (al-Bâtin). Il est informé de toute chose (LVII , 3). » Par analogie avec ces couples uploads/Litterature/ interpretation-esoterique-coran.pdf

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